L'univers des livres de recettes est-il raciste ?
L'activiste food Julia Turshen s'indigne de l'omniprésence d'auteurs blancs parmi la bibliographie culinaire populaire. Une inégalité flagrante qui prend ses racines aux premières étapes de la chaine de l'édition.Elles désignent des ingrédients, fouettent une préparation, malaxent une pâte à pain, tranchent en morceaux et savourent une recette menées de A à Z : les mains blanches, invariablement, de nos livres de cuisine et de nos chefs préférés. Et si jamais, leur uniformité ne vous avait frappés, c'est parce qu'elles sont là depuis toujours, à aiguiser notre amour pour les belles préparations : dans le monde de la bouche, les mains blanches sont partout.
- Publié le 13-04-2018 à 17h02
- Mis à jour le 14-04-2018 à 11h21
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C'est ce que rappelle l'autrice et activiste food Julia Turshen dans un long et récent article pour le magazine Eater, dans lequel elle dénonce les inégalités raciales de l'univers de l'alimentation, qui prennent racine dans l'édition du livre culinaire. Après un journal de bord essentiel sur l'engagement à travers la table, Julia Turshen s'attaque ici à une discrimination invisible, celle que pratiquent les éditeurs, les publicitaires, et ensuite nos portefeuilles. Car c'est une évidence, peu de modes d'emploi culinaires écrits par des personnes racisées figurent sur nos étagères. Et pour cause : peu parviennent dans les tops des meilleures ventes, après avoir été malmenés par un marketing bâclé. Et ce, seulement s'ils ont eu l'opportunité même de sortir.
10 livres sur 10
«Alors que l'édition de recettes est souvent considérée comme un refuge pour les femmes, au vu de l'espace que nous y occupons, les auteurs de livres, les agents, les éditeurs, les publicitaires et les food stylists, les photographes et les designers sont démesurément blancs», accuse Julia Turschen, sur base d'une analyse fine et humaine. Elle débute, notamment, par le passage au crible des meilleures ventes américaines, où sur dix livres, neuf ont été écrits par des personnes de couleur – la dixième étant une publication culinaire d'Oprah Winfrey. Au sein de ce top figure par ailleurs le bestseller Thug Kitchen, dont les auteurs, un couple blanc, ont été largement critiqués aux États-Unispour des faits de réappropriation culturelle, notamment à travers l'utilisation d'un vocable urbain qui dénote négativement avec son image.

Et espérer que le monde de l'édition francophone se démarque par une meilleure représentation de cuisiniers de couleur est une erreur : le top 10 d'Amazon France ne montre que des auteurs blancs parmi sa sélection.
Un manque d’investissement
Mais l’inégalité commence plus tôt dans la chaine, à l’instant-même du premier pitch à un potentiel éditeur. Le plus souvent accompagnés d’agents qui ne correspondent pas à leur identité raciale, les auteurs de couleur sont présentés de manière trop monolithiques : comme un cuisinier originaire d’Inde, dans le cas de Nik Sharam, incapable de présenter autre chose qu’une cuisine indienne traditionnelle. Sauf que Nik Sharam fait bien plus qu’exploiter ses influences orientales au service de plats relevés. Il y injecte une véritable créativité, tout personnelle et sans aucun rapport avec ses origines. Le cantonner à un «genre alimentaire »revient dès lors à la même chose qu’espérer des Français qu’ils ne cuisinent que comme la Mère Poulard.
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«J'ai rencontré tant d'éditeurs qui étaient intéressés, mais qui avaient peur que le livre soit 'trop Indien'», explique Nik Sharma à Julia Turshen. «Et d'après eux, les livres indiens ne vendent pas». Et malheureusement, «les auteurs (…) sont bien souvent les seules personnes de couleur dans la pièce au moment où les décisions se prennent», décrypte Julia Turshen.

Une fois l'idée du livre acceptée, les disparités ne prennent pas fin pour autant. Les craintes des éditeurs persistent dans toutes les étapes de sa production. Comme l'activiste américaine l'explique, à l'heure d'aujourd'hui, le succès d'un livre est intrinsèquement lié à son visuel : il faut mettre en page de manière sophistiquée des recettes mises en valeur par des photographes dévoués et professionnels. Et tout cela coûte de l'argent. Or, quand la maison d'édition craint de ne pas récupérer ses deniers, elle hésité à les investir. «En d'autres mots, il ne s'agit pas s'implement de qui va partager ces histoires, mais aussi de qui prendra les décisions qui les concernent et qui travaillera avec les auteurs pour transformer leur vision en réalité».
Le monde de la cuisine se mord la queue
Un cercle vicieux, qui n’enclenche pas de mouvement pour une meilleure représentation des personnes de couleur dans l’édition culinaire, mais aussi dans le monde de l’alimentation de manière plus large : moins d’auteurs racisés signifie mathématiquement moins de succès critiques et publics, et donc moins de reconnaissance, sous la forme de prix, par exemple. Ces incroyables cuisiniers dont le talent est invisibilisé n’auront ainsi jamais l’opportunité de participer à des festivals, des conférences ou des émissions, et d’inspirer d’autres futurs chefs de couleur. La grande cuisine comme celle que l’on pratique à la maison reste donc dans un entre-soi immaculé.
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«Les livres de cuisine peuvent ne pas être considéré comme un outil évident pour combattre l'injustice [sociale]. Mais si j'ai appris quelque chose de l'écriture de Feed the Resistance [son précédent ouvrage], c'est qu'un livre est plus qu'une collection de recettes : c'est un catalyseur pour le changement (…) Il peut être un moyen de partager des idées innovantes et qui font sens dans un packaging familier. Il peut rassembler un groupe de cuisiniers pour leur communauté. Il peut même être un moyen de contrer les inégalités qui affligent l'industrie de l'édition», conclut Julia Turshen.