La gloire des peuples oubliés, par Jimmy Nelson
Depuis trente ans, Jimmy Nelson parcourt le monde à la recherche des riches heures de tribus autochtones. Dans Homage to Humanity (éditions Rizzoli), il immortalise la beauté et les traditions de 34 ethnies.
- Publié le 30-10-2018 à 07h41
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D’après un article Paris Match France parFrédérique Féron.
Peaux de coyote et couronnes de plumes d’aigle… Ils ont choisi leurs plus belles parures, empoigné haches et lances et peint leur visage. Chez les Chichimèques Jonaz, une communauté d’Amérindiens du Mexique jadis semi-nomades, les visiteurs sont rares et les gringos ne sont pas les bienvenus. Mais là, c’est à qui pourrait offrir le plus de « tacos et tortillas », tellement ils sont reconnaissants qu’un Européen s’intéresse à eux. Parés comme leurs aïeux, ils ont conduit Jimmy Nelson et son équipe dans leur montagne. Et pris la pose sur un rocher, attendant sans broncher les derniers rayons du soleil.
Depuis près de trente ans, Jimmy Nelson sillonne le monde à la rencontre des tribus et des civilisations menacées par la modernité et la mondialisation. Il saisit leur image et leurs traditions « avant qu'ils ne disparaissent » : Before they pass away est d'ailleurs le titre de son premier livre, paru en 2013, un succès qui l'a encouragé à poursuivre son œuvre. Sa référence : le photographe-ethnologue Edward Curtis qui, au début du XXe siècle, immortalisait les Indiens d'Amérique du Nord dans toute leur splendeur.
Du pays, Jimmy en a vu dès son plus jeune âge. Son père, géologue, trimballait la famille sur les quatre continents. Il est de retour en Angleterre depuis déjà plusieurs années quand, à 16 ans, l'adolescent est frappé d'alopécie totale, une maladie auto-immune. Jimmy devient chauve en une nuit. « J'ai senti que les gens ne me regardaient plus de la même façon », dit-il. Deux ans plus tard, il renonce à l'idée de faire des études et entreprend de traverser à pied le Tibet, ce pays où les enfants sont rasés. L'occasion de choper un autre virus : celui de la photographie, et la passion des peuples autochtones.
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« Je suis fière d'avoir le même sang guerrier que mes ancêtres », dit Carmen, une Chichimèque. « Nous nous sommes battus pour ne pas être exterminés par les Espagnols. Aujourd'hui, nous nous battons aussi… pour sauver nos enfants de la drogue et de l'alcool». Oui, elle trouve que les choses ont beaucoup changé en quelques années, que les chefs de la communauté n'ont plus d'autorité sur leurs jeunes, que l'avenir est sombre pour eux, même son fils a envisagé le suicide. Pourtant, Carmen a toujours des rêves. Ses filles l'aident à se familiariser avec les réseaux sociaux. Elle voudrait faire connaître ses spécialités culinaires aux habitants de San Luis de La Paz. Et peut-être ouvrir un restaurant. Jimmy Nelson tire son portrait en tenue traditionnelle. Carmen regarde droit dans l'objectif, les yeux humides mais le menton relevé.
Souvent, les autochtones rechignent à se faire prendre en photo
Il ne faut pas croire que ce soit à chaque fois aussi facile. Souvent, les autochtones rechignent à se faire prendre en photo dans un but qu'ils ne comprennent pas… surtout lorsque, faute de traducteur, il faut improviser un langage des signes. Pour gagner leur confiance, Jimmy donne de lui-même. Il a mangé d'énormes larves vivantes avec les Kaluli en Papouasie-Nouvelle-Guinée, dansé jour et nuit avec les Wodaabe du Tchad, passé des journées à jouer dans le Nil avec les enfants mandaris du Soudan du Sud… Etablir un quelconque rapport d'intimité semble quelquefois impossible. Comme chez les Tsaatan des confins de la Sibérie, qui perpétuent un mode de vie hérité de la préhistoire. Ils ne sont plus que 44 familles. « Le peuple des rennes n'était pas disposé à poser pour moi des heures durant dans le froid mordant, raconte le photographe. J'ai essayé de m'intégrer en participant à de multiples tâches domestiques. En vain. C'est en prenant avec eux une cuite mémorable à la vodka que j'ai réussi à rompre la glace. Le lendemain, j'ai pu prendre toutes les photos que je voulais ! »

Parfois, ce sont les autorités qui font obstruction. Dans l'immensité chinoise, malgré la grande tempête de la modernité, survivent quelques villages d'autochtones qui résistent comme ils peuvent. Chez le peuple Miao de la province de Guizhou, dans le Sud, une des cinquante minorités ethniques de la Chine, Jimmy œuvre sous haute surveillance : le gouvernement lui a imposé un guide, un chauffeur, un officiel chargé de tout filmer… À Langde, village constitué d'étonnantes maisons en bois sept fois centenaires, les femmes portent couramment leurs parures d'argent surmontées d'un croissant de lune : jusqu'à 15 kilos sur la tête ! « Ma coiffe, explique Wen, je la tiens de ma mère, qui la tenait de la sienne, et c'est mon plus grand trésor. Nous, Miao, nous adorons la Lune. Nos chansons disent que Dieu créa l'astre avec de l'argent». Ici, si les traditions sont intactes, c'est parce qu'elles sont sponsorisées par l'Etat dans l'espoir d'attirer le touriste. La jeune femme crée des vêtements et des objets d'artisanat traditionnel, qu'elle vend à la centaine de visiteurs qui passent chaque jour. Elle espère bien qu'ils viendront de plus en plus nombreux. L'authenticité y perd. Mais, parfois, le tourisme permet de préserver les coutumes. De la jungle hostile de Papouasie aux arides sommets sauvages de l'Altaï, on rencontre de plus en plus d'Occidentaux en mal de dépaysement et de retour aux sources.
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Le Kazakh Dalakhangrand, grand expert de la chasse à l'aigle, est heureux d'accueillir des globe-trotteurs de toute nationalité. Il leur explique comment, depuis plus de deux mille ans, les rapaces et les Kazakhs forment une équipe hors pair pour attraper le gibier. « Nos traditions sont uniques et nous voulons les partager avec les étrangers. Les peuples ont aujourd'hui besoin des autres pour préserver leur identité». À 55 ans, le Mongol a lui aussi des envies d'ailleurs. Il est parti pour une chevauchée de trois mois jusqu'en Inde : « Mon but est de faire le tour du monde, petit à petit». Jimmy, qui est souvent retourné en Mongolie, constate avec bonheur que la culture kazakhe, loin de péricliter, s'est renforcée. À présent, on encourage les femmes à devenir chasseuses à l'aigle. Et quand l'Anglais organise ses prises de vue, elles sont sur la photo du groupe de chasseurs.
Dans une région aux froids extrêmes, porter des vêtements et des toques en fourrure de loup, de renard ou de lapin ne relève pas du folklore. Surtout lorsqu'il faut attendre dans le vent glacial, à cheval et aigle au poing, que Jimmy appuie enfin sur le déclencheur. Il lui faut parfois des jours pour trouver le décor naturel idéal, des heures à espérer la lumière parfaite qui sublimera la beauté des costumes et des visages. Chacune de ses photos est un tableau composé avec minutie. Ces mises en scène lui ont valu des critiques. Il lui a été reproché de « faire trop beau pour être vrai », de figer les peuples dans leur passé. L'artiste reconnaît son désir de perfection esthétique : « Si je les représente revêtus de leurs plus belles parures, c'est parce que je veux qu'on les regarde. Chaque ethnie a une beauté unique ». Son « Hommage à l'humanité » ne va pas s'arrêter là : « Passer du temps avec ces petites communautés retirées est une drogue, dit-il. Avec elles, j'ai vraiment l'impression d'être vivant».
Une exposition de ses plus belles photos se tiendra à l’A.galerie, 4 rue Léonce Reynaud à Paris, du 8 novembre 2018 au 5 janvier 2019.

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