Prix Première 2023 : Un récit dantesque, familial et sociétal sur les « années sida »
Prix Première
- Publié le 30-03-2023 à 16h00
- Mis à jour le 30-03-2023 à 20h19
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C’est aussi un récit de société, riche, fluide, maîtrisé, que raconte ce jeune homme au regard ardent. Un récit qui fut, de l’aveu même de l’auteur, un peu compliqué à «mettre entre les mains» après la pandémie du covid 19.
L’auteur n’était qu’un gamin en culottes courtes lorsque son oncle Désiré, nimbé d’un halo mystérieux, confusément sulfureux, est mort du sida. C’était en 1987. Désiré était un personnage flamboyant, flambeur. Toxicomane. Brûlé par l’envie de festoyer, détruit aussi par l’ennui qui se vit, dans la campagne française ronronnante. Propulsé malgré lui par l’ascension sociale de ses parents qui avaient, comme souvent, lâché du lest après avoir acquis quelques satisfactions. Ils ont gâté cet aîné, l’ont laissé voguer à sa guise.
Anthony Passeron, professeur de lettres, est né en 1983. Son oncle est mort quatre ans plus tard. Il y a les souvenirs de l’enfant qu’il fut et qui vit dépérir et succomber sa cousine. Elle n’avait pas dix ans. Le virus avait mis quelques années à la ronger. Comme à son père, Désiré, le virus avait tout pris. Même l’envie de jouer à la console durant ses dernières heures en famille
C’est l’histoire d’une famille française laborieuse, le récit d’une époque aussi. Les années 80 et ce spectre qui pèse sur la joie, le succès la vie. Le VIH frappera, d’abord de façon ciblée, avant de terrifier le monde. Une peste nouvelle. De celles qui relèvent du châtiment suprême, semblent limitées aux «pécheurs», héroïnomanes, homosexuels. Voire aux étrangers. Les Haïtiens. Les hémophiles aussi. Quatre H et des poussières si l’on en croit les premiers verdicts.
Mauvais sang
Cette crise sanitaire, teintée de pudibonderies moralisatrices qui viendra frapper de plein fouet les eighties rutilantes.
La peur au ventre est là. Elle durera des lustres. Sans traitement, sans vaccin. Avec la honte en bandoulière. La maladie qui détruit. La double peine. Ce sectarisme face à la suspicion de l’homosexualité et de l’addiction, marqueurs cruels qui ne disent pas leur nom. L’ostracisme qui règne, la phobie de la contamination, jusqu’au lit d’hôpital et à la mise en bière. Le personnel soignant comme les croque-morts rechignent à manipuler les victimes du virus. Il y a ce dégoût, ce rejet viscéral, cette peur primaire qui freine les meilleures intentions. La phobie d’être contaminé par ceux qui incarnent la damnation sur terre.
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Le livre d’Anthony Passeron offre un double regard, les chapitre s’enchaînent et alternent, racontant deux histoires en parallèle. Il y a d’une part l’enquête historique et journalistique sur les tâtonnements autour de la recherche du virus et d’un traitement qui marquent cette épopée noire: qualifications du VIH, origines, méthodes de tests, médication – de la mono à la trithérapie -, compétition, rivalité, ententes aussi parfois entre chercheurs français et américains, accueils pincés des malades dans les milieux hospitaliers, ostracisme généralisé… Il y a enfin la découverte du virus par des médecins français, dont Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi, tous deux prix Nobel de médecine en 2008. Ces chapitres sont dits de façon précise, dense, drue, sans effets de manches.
A travers ce récit historique passionnant, Anthony Passeron montre que même dans les milieux scientifiques, même dans les hôpitaux les plus pointus, la maladie, ce mal qui fait dépérir les êtres à long feu, cumulant les maux, victimes de maladies habituellement anodines, donne lieu à une ségrégation.
Enfant roi
Le récit premier relève quant à lui de l’intime. Il raconte cette famille dans un petit village de l’arrière-pays niçois. Les parents sont bouchers-charcutiers. Des commerçants qui travaillent dur, ont acquis une respectabilité. Les apparences sont tranquilles, rythmées par des horaires stables, figées dans un lieu paisible, loin du tumulte urbain, loin du progrès et du progressisme. La vie paysanne, bourrue, travailleuse et légère à la fois, d’un village français des années 80.
Il y a quelques séquences carnassières. Celle par exemple où le père apprend à ses fils comment occire la bête. Enfin à certains enfants car, dans cette fratrie comme dans d’autres, le fils aîné, le préféré, est préservé – de la vaisselle, du nettoyage, des tâches ingrates en général. C’est Désiré. Il étudie, trouve un travail chez un notaire, fierté et gloire de sa mère, d’origine italienne, qui a enduré la mise au ban, le fardeau du statut d’étranger à porter, et dont elle n’a eu qu’une idée: s’affranchir à la force du poignet.
Tandis que l’aîné, faux airs de Patrick Dewaere, s’amuse, chahute, débarque grand seigneur dans sa BMW jaune, le jeune frère, père de l’auteur, se retrousse les manches à la boucherie, lève le volet aux aurores, saigne les bêtes, taille les pièces de viande géantes, en extrait les tripes.

Désiré est le seul qui a fait des études consistantes. Il est le seul aussi à plonger dans les abîmes de la fête. Voir la ville, et puis le monde. Un trip à Amsterdam qui se prolonge. Son père vient le rechercher par la peau du cou. Mais le pli est pris. Oisiveté, drogues, assuétudes. Il sera donc annihilé par le sida. La fille qu’il a eue aussi, on l’a dit. Le mal a été transmis.
Dans une sorte de morale noire, Désiré va payer en quelques sorte cette extraction de sa condition qu’il n’a pas personnellement construite. Il va payer en glissant dans une forme d’oisiveté, de curiosité flambeuse. Il n’est pas seul dans ce naufrage. La jeunesse des campagnes se pique pour se distraire. Les ados s’accrochent aux drogues de plus en plus dures, de plus en plus tôt. On les retrouve à Nice, la grande ville proche, vautrés dans la rue au petit matin. Ils fleurissent sur le pavé, sonnés, inconscients, fluides et pâles comme des spectres, la seringue dans le bras. Ce sont les enfants endormis.
Désiré a marqué, de sa légèreté, la famille : une mère pétrie de honte, un père muré dans le silence. Incrédules, se débattant dans le déni, dans cette réalité qui touche soudain une bourgade tapie dans l’ennui, un lieu qui dépérit. La tare que l’on dissimule comme on peut et qui se double, chez Désiré, d’une addiction, elle-même à l’origine du désastre annoncé.
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Anthony Passeron parle de l’évolution des idées reçues, des raisons de ces cloisonnements initiaux. Jusqu’au bout, ses parents s’accrochent à quelques apparences. A l’idée aussi que, de cure en cure, Désiré finira par abandonner la drogue. Ils veulent y croire lorsque les marques de seringues ne sont plus visibles au creux des bras. Leur fils, comme les autres enfants endormis, a commencé entre-temps à se piquer dans les jambes, ensuite sous la langue. Jusqu’à ce que le virus l’emporte.
Sa mère se retranchera derrière l’embolie pulmonaire qui a foudroyé son aîné, celle-ci n’était elle-même qu’un effet de la maladie. Jusqu’à l’échéance, elle aura caressé l’espoir dément qu’il décroche de l’héroïne. La poudre blanche l’absorbera corps et âme, ainsi que sa femme Brigitte. Silhouettes fragiles au teint cireux. Mariage organisé pour quelque raison vénale. Grappiller ce qui peut l’être pour financer la came. Désaffection pour l’amour charnel. La vocation à l’héroïne tout puissante qui esquinte les autres sensations, rend tout plaisir fade et vain. Cette addiction sans fin. De sevrage feint en réhabilitation ratée.
La fille de Désiré et de Brigitte naîtra porteuse du virus. Celui-ci ne se manifestera dans son corps plus tard. Les grands-parents s’occuperont de cette fillette au destin d’adulte désenchanté.
La famille a voulu croire, non pas à une volonté divine, ils ne sont guère croyants, mais peut-être à une forme de justice qui épargnerait la gamine. Elle s’éteindra pourtant.
Au-delà des maux physiques et chimiques qui guettent l’humain, renvoient à son insoutenable vulnérabilité, ce premier roman parle d’émancipation familiale et du labeur, procédurier, impitoyable parfois, qui étrangle à sa manière toute velléité de créativité, aveugle les parents éreintés. On peut y voir un plaidoyer, indirect peut-être mais incandescent, contre la came. Qui ravit tout, même l’attrait de la peau de l’autre. Ce sont les bricolages minables, l’obsession d’une vie.
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Les enfants endormis est un rappel douloureux. On y trouve mille points qui renvoient à la fragilité de la vie, de l'éducation. A l'ignorance candide de ceux qui travaillent trop dur pour voir l'évidence, à l'inconsistance de ceux qui ont du temps à tuer et se massacrent. A l'abandon de ces zones géographiques dépeuplées. Au mépris ignare d'une société qui fustige, met au ban, ignore ses morts. Aux préjugés omniprésents, omnipotents de ceux qui renvoient l'humain à son statut le plus basique. La peur de l'inconnu, le mépris de la différence. A l'impuissance du monde encore face à un fléau monumental.
Mais il y a la gloire de l’homme aussi, la noblesse des recherches scientifiques qui emporte la mise, finit par avoir raison des instincts crapuleux.
Les Enfants endormis, d’Anthony Passeron, éd. Globe, 288 p., 20€.