La chute de l'empire Weinstein

Devant le flot de révélations d’actrices agressées, Harvey Weinstein, le plus puissant des producteurs a été chassé de Hollywood et promet de se soigner.

La Rédaction
Pauline Delassus
Harvey Weinstein au Festival de Cannes en mai 2012.
Harvey Weinstein au Festival de Cannes en mai 2012.

Devant le flot de révélations d’actrices agressées,Harvey Weinstein, le plus puissant des producteurs a été chassé de Hollywood et promet de se soigner.

Une actrice s'endort dans la cabine d'un yacht qui a jeté l'ancre en Méditerranée. Au loin, les lumières de la Mostra de Venise illuminent la côte. Une ombre passe sur le visage de la jeune femme ; elle ouvre les yeux, un homme se tient debout au pied de son lit. Elle le reconnaît. Il a la force d'un titan, elle a la fragilité de ses 20  ans. Il baisse son pantalon et commence à se masturber. Angie Everhart précise : « Il avait bloqué la porte, je ne pouvais pas m'enfuir ». Harvey Weinstein lui aurait alors ordonné : « Tu es une fille sympa, n'en parle à personne ». Le lendemain, Angie, ancien mannequin qui débute sur grand écran, se confie aux autres personnes présentes à bord. « Ça, c'est Harvey ! » s'entend-elle dire.

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« Aucun n'a voulu agir, car il terrifiait tout le monde ! » Le magnat du cinéma ne s'enfuit même pas. À Venise, comme dans tous les festivals, on le réclame, on l'acclame et il se montre partout, visage mal rasé et chemise déboutonnée à peine repassée, grand manitou des plus belles soirées et des productions les plus récompensées. Son train de vie est le même que celui des stars dont il peut faire et défaire la carrière ; en avion privé, il change de pays et passe d'un palace à l'autre, chasseur de gros contrats et de jolies filles.

Pour ce fils d'un bijoutier du Queens, tout commence en France, en 1989. Il distribue le « petit » film Sexe, mensonges & vidéo, de Steven Soderbergh, qui décroche la Palme d'or à Cannes. Miramax Films, la société de production qu'il a créée en 1979 avec son frère Bob, devient indispensable pour les réalisateurs de films indépendants. Depuis, Harvey Weinstein revient chaque mois de mai sur la Côte d'Azur. Comme toutes les stars américaines, le producteur dort à l'hôtel du Cap-Eden-Roc, à Antibes, où est organisée la soirée de charité de l'AmfAR. Il faut être une célébrité pour être convié au dîner. Harvey salue tout le monde, chacun espère un signe de lui.

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C'est le show Weinstein, un ballet mondain de femmes en robes longues autour du tycoon de Hollywood en costume sombre. Certaines, pourtant, cherchent à l'éviter. Lors d'un événement comme celui-ci, il lance au micro, lapidaire : « Jessica Chastain aura un Oscar quand elle acceptera de tourner dans un de mes films ! » La comédienne se tient à ses côtés, blême. Lui aurait-elle résisté ? Des faveurs refusées semblent mettre l'homme en rage. Auprès des femmes, il menace et use de chantage. Un soir, à Cannes, une barmaid de 25  ans se voit promettre un rôle dans la série Marco Polo. Pour lire le scénario, il faut aller dans sa suite. Elle refuse, elle n'a jamais rêvé d'être actrice. Pendant des mois, Weinstein lui enverra des messages sur son téléphone et ose même : « Est-ce qu'on n'essaierait pas de vivre une histoire d'amour ? »

Harvey Weinstein, Gwyneth Paltrow et Liv Tyler en avril 2008. © BELGA/DPA
Harvey Weinstein, Gwyneth Paltrow et Liv Tyler en avril 2008. BELGA/DPA ©AFP or licensors

Après ses rendez-vous au Marché international du film, c'est chez Mamo, à Antibes, qu'il va dîner. Dom Pérignon, pizzas et pâtes à la truffe… L'ogre se goinfre et laisse de bons pourboires. Et il exige de son chauffeur, en l'insultant, de griller les feux rouges pour rentrer plus vite à l'hôtel. C'est dans ce chic établissement que, en 1997, la comédienne Asia Argento, qui a tourné dans  La reine Margot, distribué par Miramax, est convoquée par Harvey. On lui a promis que ce serait pour une fête, mais elle découvre qu'elle est la seule invitée. Harvey Weinstein l'emmène dans sa chambre. Il est en peignoir, il demande un massage… Il soulève sa jupe. L'actrice raconte avoir été violée. « Un homme énorme qui veut vous manger, c'est un effrayant conte de fées ! » Plus tard, elle réalisera un film où elle mettra en scène son agression. Et précise avoir eu par la suite « des relations consenties mais non désirées » avec Harvey Weinstein. Durant cinq ans.

Pendant le Festival de Cannes, il y a cette terrasse privée, chez Albane, où les plus belles comédiennes se montrent. Harvey Weinstein entre par la porte de service, glisse des billets aux hôtesses. Dans l'ascenseur, il demande qui est là. Ce ne sont pas ses pairs producteurs qui l'intéressent mais les actrices. Il les convie à sa table. Il y a les exaspérées que l'on entend répondre : « Ah non, pas lui, je n'en peux plus ». D'autres ont décommandé en apprenant sa présence. Mais personne n'intervient pour faire cesser son sordide manège… La plupart des témoins ne veulent y voir que de lourdes tentatives de séduction.

Avec ou sans Palme d'or –qu'il a obtenue trois fois–, le producteur rentre à New York où se trouvent les bureaux de Miramax et de la Weinstein Company. Harvey et Bob employaient 20  personnes dans les année s 1980, dont leur mère, Miriam, et la première épouse de Harvey, Eve, mère de ses trois filles aînées. Dans une ambiance familiale, les frères produisaient des concerts de rock, puis des documentaires. Mais c'est le cinéma qu'ils visent depuis leur découverte, adolescents, des Quatre cents coups, de François Truffaut. Leurs nombreuses récompenses les font repérer par Disney, qui rachète leur studio indépendant en  1993 pour 80  millions de dollars. À la tête de Miramax, leurs moyens sont décuplés. Les crises de colère et d'autorité de Harvey aussi : il jette parfois des objets au visage de ses interlocuteurs. « Le "non", il ne connaît pas, dit un de ses amis. Quand il veut quelque chose, il est prêt à tout pour l'obtenir ».

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Le succès a exacerbé sa violence.

En  1990 et  1998, deux  employés se seraient plaints d'abus ; il leur aurait signé un chèque de dédommagement. Selon un ancien collaborateur du Los Angeles Times , « le succès a exacerbé sa violence. Cela a empiré après "Le patient anglais" ». Le film d'Anthony Minghella aux neuf  Oscars, dont celui du meilleur film, est le premier d'une longue série pour Harvey Weinstein. L'actrice Kristin Scott Thomas y tient le rôle principal, mais ce n'est que des années plus tard qu'elle rencontre le producteur. « Il ne m'a jamais agressée, ni harcelée, confie-t-elle à Paris Match. Quand je l'ai connu, j'étais même reconnaissante parce qu'il avait insisté pour que j'aie le rôle. Mais je savais que les gens avaient peur de lui et qu'il pouvait être très interventionniste sur les tournages. Il veut que tout soit fait à sa façon, il veut avoir le dernier mot ».

De septembre à décembre, Harvey Weinstein n'a qu'une seule occupation : la promotion du film dont il estime qu'il a ses chances aux Golden Globes et aux Oscars. Il emmène les acteurs dans tous les festivals, à toutes les émissions de télévision, et charme les votants. Il porte l'art de « la campagne à l'Oscar » à un niveau inédit, sans se soucier des méthodes. Organisation de projections privées, voyages en jet, approche des journalistes, enquêtes sur les jurés – jusque dans leur maison de retraite ! – et diffusion de fausses informations sur les concurrents. Il fait même appel à Dieu… En 2012, avant la cérémonie de remise de prix, il réunit l'équipe de The Artist  pour une prière, main dans la main, dans une chambre du Four Seasons. La Weinstein Company compte aujourd'hui 180  employés et trois bureaux, à New York, Londres et Los Angeles. Il y avait même une filiale italienne, dirigée par Fabrizio Lombardo, que l'on dit chargé d'organiser certaines soirées. Les affaires de la côte Ouest sont gérées par le cadet, Bob. Mais Harvey se rend régulièrement à Hollywood. Il a ses habitudes à l'hôtel Peninsula de Beverly Hills. C'est là, que, en  1994, une fine blonde aux yeux bleus le rejoint, à sa demande, pour un rendez-vous « professionnel ». Gwyneth Paltrow a 22  ans ; Harvey Weinstein vient de l'engager pour le rôle titre d'Emma, un film inspiré du roman de Jane Austen. Dans sa luxueuse suite, il lui propose de gagner son lit. Il veut la masser. « J'étais une enfant, j'avais signé, j'étais pétrifiée », a déclaré l'actrice. Elle parvient tout de même à résister. Le producteur lui demande de ne rien dire, à personne. Elle raconte la scène à son petit ami, Brad Pitt. Celui-ci aurait alors prévenu le producteur de « ne plus jamais approcher miss Paltrow ». Cinq ans après cette entrevue, Gwyneth remporte l'Oscar de la meilleure actrice pour un film Miramax, Shakespeare in Love. Dans son discours, elle remercie qui ? Harvey Weinstein.

Harvey Weinstein et sa femme Georgina Chapman en janvier 2016. © BELGA/AFP PHOTO/CHRIS FARINA
Harvey Weinstein et sa femme Georgina Chapman en janvier 2016. BELGA/AFP PHOTO/CHRIS FARINA ©Chris Farina

Méthode agressive pour décrocher la statuette en or… Brutalité pour réduire les actrices à des proies. Utah, en  2008, Festival de Sundance. Dans une chambre d'hôtel, toujours, le producteur écoute Louisette Geiss lui exposer un scénario. Il disparaît soudain dans la salle de bains. « Quand il est revenu, nous raconte-t-elle, il ne portait qu'une robe de chambre, ouverte. Il m'a dit qu'il voulait se baigner dans le Jacuzzi ». Harvey s'exécute tout en ordonnant à Louisette de continuer à parler. « J'avais vraiment peur. […] J'ai voulu partir. Il est sorti de l'eau, il a saisi mon bras. Il m'a dit : "Je veux juste que tu me regardes me masturber" » L'actrice sort de la chambre, tremblante, et se confie à des proches. Mais elle ne dépose pas plainte. Harvey Weinstein repart à New York. L'année précédente, il a épousé Georgina Chapman, une styliste anglaise. Ils ont deux enfants ensemble. Une famille idéale qui habite une maison du West Village, à Manhattan, et passe les week-ends dans les Hamptons. Georgina a essayé de le faire maigrir et de le relooker, mais ça n'a pas duré. Quand il n'est pas occupé à traquer les films, ce sont les femmes qu'il convoite, partout… À Londres, l'actrice Lysette Anthony raconte avoir été violée à son domicile. « À mesure qu'il me pressait sur le sol, il s'est introduit en moi. J'ai gardé les yeux fermés, retenu mon souffle, et j'ai fini par le laisser faire. Au moins, il ne m'embrassait plus », a-t-elle révélé. Cinq plaintes pour viol ont déjà été déposées contre Harvey Weinstein.

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À Paris, il donne sa préférence au Ritz. C'est là que, en 1995, il reçoit la Française Florence Darel. « Tu ne peux pas faire l'économie d'y aller », lui avait expliqué son agent. Dans la chambre, le producteur, dont la femme est à côté, lui propose de devenir sa maîtresse « quelques jours par an » : « Comme ça, on pourrait travailler ensemble ». Elle se sauve et se confie à un autre agent influent qui lui aurait dit : « C'est courant, toutes tes camarades passent par là ». Des années plus tard, en 2012, l'actrice Léa Seydoux vit une scène presque similaire au Plaza Athénée. Mais la violence physique en plus. « Son assistante, une jeune femme, était là. Tout au long de la soirée, il a flirté et m'a regardée comme si j'étais un morceau de viande. Il m'a invitée à venir boire un verre dans sa chambre d'hôtel. […] Son assistante est partie. […] Nous parlions sur le canapé quand il a soudainement sauté sur moi et a essayé de m'embrasser. […] Il est grand et gros, alors j'ai dû résister vigoureusement ». « Les femmes qui parlent aujourd'hui sont très courageuses, commente Kristin Scott Thomas. Quant à ceux qui savaient et qui n'ont rien dit, ils ont une responsabilité ». En  2005, la chanteuse Courtney Love, interrogée à la télévision sur les conseils qu'elle donnerait à une débutante, avait répondu : « Si Harvey Weinstein vous invite dans sa chambre, n'y allez pas ». Son agent chez CAA l'avait immédiatement bannie.

« En France, ce sont les metteurs en scène qui ont le pouvoir, explique la cinéaste française Rebecca Zlotowski. On dit que le réalisateur tombe amoureux de son actrice… Ce champ sémantique de l'amour peut cacher des abus de pouvoir ».

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« À chaque fois que l'on m'a dit "le réalisateur est amoureux de toi", j'ai eu envie de hurler, raconte Kristin Scott Thomas. C'est toujours une excuse pour de mauvais comportements ». Elle ajoute : « Je me souviens avoir vu la trouille dans les yeux de ses assistants quand je refusais de monter sur scène, à l'AmfAR ». Le talent du producteur n'a d'égal que la force qu'il déploie pour obtenir ce qu'il désire. « C'est un producteur fantastique, dit Alain Terzian, président de l'Académie des César. Il a énormément aidé le cinéma indépendant ». Caroline Barclay, l'ex-femme du producteur Eddie Barclay, le connaît depuis vingt ans : « Son comportement est inexcusable ». Elle-même a été soumise aux avances de l'Américain, au Ritz notamment, où il lui a demandé de lui montrer sa poitrine et de la masser. « Il peut être insistant mais il ne force pas. Il faut simplement faire en sorte de ne pas se retrouver seule avec lui. Harvey est par ailleurs un ami merveilleux. Vif, intelligent, passionnant et généreux. Il est toujours entouré des plus grands artistes, c'est agréable de le côtoyer ». Elsa Zylberstein aussi le connaît bien. « Mais, dit-elle, je n'ai rien à déclarer ». Dans le tour du monde de ses agressions, Harvey Weinstein s'est arrêté une année au Festival de Marrakech. « Il a réclamé la liste des invités, il voulait savoir quelles actrices étaient là et a demandé les numéros de chambres de quatre d'entre elles. On a interdit de les lui donner », raconte une source proche de l'organisation.

Harvey Weinstein et Meryl Streep en 2012. © BELGA/AFP PHOTO/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/KEVIN WINTER
Harvey Weinstein et Meryl Streep en 2012. BELGA/AFP PHOTO/GETTY IMAGES NORTH AMERICA/KEVIN WINTER ©2012 Getty Images

Exclu par les 54  membres de l'Académie des Oscars, licencié de la société portant son nom et probablement déchu de sa Légion d'honneur en France, Harvey Weinstein a promis de se faire soigner. Il a intégré une clinique spécialisée en Arizona. « J'ai un frère qui est aussi indéfendable que fou, a déclaré Bob Weinstein. J'ai aussi été la victime de ses abus verbaux et physiques. […] Ce qui me tue, c'est qu'il semble n'avoir aucun remords. […] Harvey était le visage de la société. C'est ce qu'il aimait, la célébrité ». Aujourd'hui, Bob envisage de se séparer de leur entreprise.

Enquête Olivier O’Mahony, Caroline Rochmann et Ghislain Loustalot

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