Rave Party : comment réagir face à ces extases collectives ?

Ils s’installent sans crier gare dans des lieux privés, font la fête à coups de décibels et défient les forces de l’ordre : les amateurs de «rave parties» défrayent la chronique. Les autorités avouent leur impuissance, d’autres disent comprendre, malgré des conséquences parfois dramatiques.

Le phénomène atteint toute l’Europe, du domaine militaire de Brustem en Belgique au petit village de Villegongis en France, en passant par Modène en Italie : des dizaines 
de milliers de raveurs déferlent du jour au lendemain pour s’adonner à des concerts sauvages et parfaitement illicites qui prennent les autorités de court.
Le phénomène atteint toute l’Europe, du domaine militaire de Brustem en Belgique au petit village de Villegongis en France, en passant par Modène en Italie : des dizaines de milliers de raveurs déferlent du jour au lendemain pour s’adonner à des concerts sauvages et parfaitement illicites qui prennent les autorités de court. ©IPA MilestoneMedia/PA Images

Un entretien avec Philippe Fiévet

Docteur en anthropologie, Jean-Paul Méloni s’est investi dans une double formation universitaire : il a abordé la question du corps et de la fête populaire (le carnaval) et a présenté une thèse en ethnologie en 2003 sur le thème des raves, des fêtes techno et de la fonction des produits psychotropes dans les espaces festifs. Entretien.

Paris Match. Dans un article consacré aux raves que vous avez intitulé «Entre ombre et lumière», vous qualifiez celles-ci de «poches émotionnelles». Qu’entendez-vous par là?

Jean-Paul Méloni. Il faut entrer dans l’univers des fêtes et observer qu’elles comportent des moments de forte émotion, d’effervescence et de communion. On a le sentiment qu’il se passe quelque chose de très fort au cours de ces véritables «extases collectives», qui génèrent un certain entre-soi. Les participants se sentent dans des lieux protégés de l’extérieur où ils peuvent s’abandonner à un état extatique. La musique et la danse sont des inducteurs de transe et d’états modifiés de conscience. Il y a là des expériences du corps qui s’ouvrent sur l’émotionnel.

Le week-end dernier, le Teknival de Villegongis, dans l’Indre, a concentré les critiques : pas moins de 30000 participants s’y sont retrouvés, et on a compté plus d’une trentaine de blessés dont une personne en urgence absolue. Ne faut-il pas s’inquiéter de la montée du phénomène et de ses conséquences?

Dans l’Indre, il s’agissait d’une fête sauvage totalement illégale. On est dans la transgression. Dans ce genre de rassemblement où se retrouvent 30000 personnes dans un espace forcément restreint, il peut y avoir des tensions, des mouvements de foule, mais ce ne sont pas du tout des endroits où l’on vient pour se bagarrer. Ce ne sont pas des lieux de violence. La raison première est pacifique : on vient pour s’amuser, faire la fête, s’éclater entre amis, rencontrer d’autres personnes. Il y a comme un resserrement des liens sociaux. En ce qui concerne le Teknival de Villegongis, deux groupes et deux points de vue se confrontent : ceux qui posent un regard normé et interrogent le rapport à la loi, partant de l’idée que ce sont des fêtes interdites, et ceux sur place, notamment les habitants concernés. J’ai écouté attentivement les réactions. D’un côté, vous avez les journalistes, scandalisés par cette fête transgressive et qui insistent sur le côté illégal. De l’autre, les gens du cru comme le maire qui affirme qu’il ne faut pas s’alarmer, que tout se passe bien, que les raveurs sont des gens pacifiques. Une habitante semblait préoccupée par l’alcool et la drogue qui circulaient. Mais les réactions étaient pondérées. Même un agriculteur qui dit être allé sur place affirmait que l’ambiance était bon enfant.

Qu’en concluez-vous?

Que vous avez d’une part ce que le sociologue Howard Becker appelle «les entrepreneurs de morale», les partisans de la condamnation qui affichent sans nuance une réprobation moralisatrice, et d’autre part ceux qui ont une attitude plus réceptrice, allant à l’encontre des idées reçues.

Mais peut-on défier les autorités sans crier gare? En Belgique, après la rave qui s’est tenue sur le domaine militaire de Brustem, près de Saint-Trond, avec 10000 fêtards, la ministre fédérale de l’Intérieur, Annelies Verlinden, a déclaré qu’il était trop tard pour agir. Est-ce le triomphe du fait accompli? De quoi donner du grain à moudre à ceux qui constatent que nos sociétés n’ont plus les moyens de faire régner l’ordre?

La définition même de ces raves est qu’elles sont clandestines; c’est une particularité qui tient à la survivance de ce type de rassemblement festif. Forcément, on joue au chat et à la souris et les autorités sont mises devant le fait accompli en voyant déferler des milliers de personnes. Votre ministre a raison, et c’est pareil pour ce qui s’est produit dans l’Indre : l’État et la police sont au pied du mur. Les participants ont déjà pris possession des lieux, ils ont installé la sono, de grosses machines, et les autorités peuvent difficilement évacuer tout le monde, raison pour laquelle elles se contentent de mettre en place un cordon de sécurité car ces rassemblements posent des questions en termes de santé publique et de protection de l’individu. L’État se doit de faire en sorte qu’il y ait malgré tout des équipes de secours, des policiers, des pompiers, des secouristes, la Croix-Rouge, des associations de prévention dont le rôle est de réduire les risques d’accident. Ici, on n’est pas dans un rapport de force entre des manifestants et la police comme on l’a connu dernièrement en France pour la réforme des retraites. On est dans un contexte festif, et vouloir jouer les gros bras serait prendre le risque d’une insurrection, à savoir que l’État ne soit plus capable de réguler ce type d’événement.

On en est là?

Non! L’espace de la fête est une activité ludique dépourvue de revendications précises. Il est vrai que les autorités, prises de court, sont démunies, mais pour elles, il s’agit d’éviter qu’une réaction mal dosée de leur part dégénère en émeute. Là est la réelle peur des autorités : être totalement submergées.

Vous faites remarquer dans votre article que «l’histoire sociale et culturelle de notre société est traversée par tous ces genres musicaux et festifs tout droit sortis des marges suspectées de contaminer, par des liesses collectives ou encore des consommations anarchiques de produits psychotropes, toute une partie de la jeunesse». On croit percevoir une certaine ironie dans vos propos. Il n’empêche : ne faut-il pas craindre le pire avant que l’État se décide enfin à légiférer en la matière?

Il s’agit là de la gestion des événements festifs dans nos sociétés modernes qui sont des sociétés de l’ordre, du contrôle, du contrôle des comportements. Or tout ce qui est de l’ordre de la fête a des effets sur le comportement et, par définition, échappe au contrôle. C’est la raison pour laquelle les raves sont mal vues, car elles posent un problème de fond et de forme. Elles échappent à toute réglementation, mais réunissent, sur un moment d’intensité, un nombre important de jeunes qui apprécient le cadre transgressif. Les jeunes ne sont jamais dans le cadre. Ils sont toujours dans les marges.

« Pour le voisinage, 
il peut y avoir des réactions épidermiques, des nuisances comme 
le bruit »
« Pour le voisinage, il peut y avoir des réactions épidermiques, des nuisances comme le bruit » ©IPA MilestoneMedia/PA Images

A-t-on une idée du profil des organisateurs de ce genre de rassemblement?

Il est difficile de le savoir, mais il s’agit souvent de jeunes engagés dans les mouvements de musique électronique qui veulent rompre avec les fêtes techno organisées et contrôlées, comme les festivals ou les techno parades. Celles-ci sont des événements culturels de consommation, normés, contrôlés, avec une entrée payante. Ce sont des entreprises marchandes, alors que les organisateurs de raves sont en rupture avec ces modalités festives pour maintenir le côté sauvage et éruptif de ces fêtes. Pour eux, c’est une manière de rompre avec la société de consommation. Les technivals sont à l’opposé des soirées techno. On n’y paie pas de droit d’entrée, chacun participe librement aux frais et donne ce qu’il veut et ce qu’il peut. On est vraiment dans une construction sauvage et improvisée, avec certes un service de sécurité destiné à protéger les appareils, mais qui ne joue pas le rôle de videurs assermentés comme dans les boîtes de nuit.

Qui sont les raveurs, leur moyenne d’âge, leurs motivations? Une étude française qui s’est penchée sur la question distingue trois types de participants : les fêtards mélomanes qui militent pour la culture techno; les teufeurs, initiés en tous genres des soirées clandestines; et enfin les visiteurs opportunistes venant aux technivals par curiosité, défi ou mimétisme, auxquels s’ajoutent évidemment des groupes organisés pour faire profit du marché des psychotropes. Sont-ils représentatifs de la jeunesse d’aujourd’hui?

L’âge moyen tourne autour de 20 ans, mais on trouve aussi des raveurs âgés d’une quarantaine d’années. Parmi ceux-ci, les amateurs de fêtes, les teufeurs qui en ont assez de payer dans les soirées habituelles. Ce sont des jeunes qui n’ont pas beaucoup d’argent et viennent faire la fête à moindre coût pour vivre des moments d’intensité. Pour eux, ce sont des expériences fortes. On est loin du clubbeur qui préfère un cadre réglementé où il se sent protégé. Quant aux groupes organisés dans le trafic de drogues, ce n’est pas le bon mot. Il y a des dealers qui viennent le plus souvent des cités urbaines et sont effectivement à l’affût de ce type d’événements. Pour eux, c’est une bonne opportunité, un marché qui échappe aux conditions de surveillance et où les consommateurs sont disponibles. Dans une rave party, c’est le marché ouvert. Toutes les drogues sont disponibles : les inducteurs de transe qui sont des invitations à la fête, avec les drogues de montée comme la cocaïne ou les amphétamines; les drogues pour planer, comme l’ecstasy, le MDMA et autres hallucinogènes; et les drogues de descente, comme certains anesthésiants de type héroïne. Les gens testent différentes drogues et vont jusqu’à prendre de la kétamine, un analgésique que les vétérinaires utilisent pour les chevaux et qui est détourné comme psychotrope. Tout cela participe à l’expérience extatique, car le raveur réclame des performances. Le premier instrument du raveur, c’est son corps.

«Ce qui n’apparaissait au début que comme une volonté de faire la fête et de partager de la musique s’est transformé en rendez-vous incontrôlable, où l’alcool et la drogue règnent en maîtres», dénoncent certains. Faut-il donc empêcher d’organiser ces concerts sauvages et, dans l’affirmative, de quelle manière? Ou convient-il de laisser faire en se disant que la musique ne peut qu’adoucir les mœurs?

Il faudrait alors interdire toutes les fêtes, car toutes sont des espaces où l’on pratique des formes d’excès! Par définition, la fête est un moment extraordinaire, dans tous les sens du terme: une manière de sortir de l’ordinaire. Dans les bals d’antan, on consommait de l’alcool, parfois avec excès, mais les conduites excessives, pour peu qu’elles soient circonscrites à des espaces dédiés à la fête, étaient acceptables. Par contre, ce qui ne l’est pas, c’est quand on est dans «l’excès dans l’excès», le moment où la personne pète les plombs. Les adjuvants à la fête étaient l’alcool. Aujourd’hui, ce sont les drogues.

Les raves sont-elles un nouveau moyen d’expression et de contestation auquel se joignent de nombreux participants des pays voisins, comme dans le cas de Brustem, où l’on a observé la présence de nombreux Français, Allemands et Néerlandais? Les réactions du voisinage peuvent se comprendre : les gens sont exaspérés de devoir subir un vacarme de tous les diables pendant parfois plus de 48 heures. La négociation intergénérationnelle est-elle compromise?

Les raves ont un caractère nomade. Les personnes vont pouvoir s’éclater aujourd’hui dans l’Indre, demain à Bruxelles, après-demain aux Pays-Bas. Dans les raves, on se déplace, on bouge. Ce sont des fêtes en mouvement, ce qui donne du piquant à l’aventure, car on ne sait pas dans quel environnement on va se retrouver. Il n’y a pas d’endroit précis, ce qui confère un côté mystérieux et excitant à la fête. D’ailleurs, déjà s’y rendre est festif en soi! Pour le voisinage, il peut y avoir des réactions épidermiques, des nuisances comme le bruit. À Villegongis, la question a été posée car on sait que la musique est perturbante pour des habitants qui voient leur mode de vie malmené. Dans ce cas précis, il apparaît qu’il n’y a pas eu de problème intergénérationnel particulier. Je pense à cette grand-mère qui disait que les jeunes devaient faire la fête. Il faut aussi rappeler que nous nous inscrivons dans une histoire particulière : nous sortons du Covid, période d’enfermement et de contrôle. Or la fête, c’est la liberté, la libération de soi. Cette question intergénérationnelle que vous posez est légitime, mais la négociation est tout à fait possible. Les générations anciennes semblent en tout cas manifester de la compréhension.

« La fête, c’est la liberté, la libération de soi. Cette question intergénérationnelle que vous posez est légitime, mais la négociation est tout à fait possible. »
« La fête, c’est la liberté, la libération de soi. Cette question intergénérationnelle que vous posez est légitime, mais la négociation est tout à fait possible. » ©IPA MilestoneMedia/PA Images

Doit-on considérer que les raves sont pour les jeunes une manière de compenser un déficit d’existence sociale?

Tous les profils de jeunes se retrouvent dans les raves, même si ceux issus d’une classe sociale élevée fréquentent de préférence les espaces contrôlés, bien que ce ne soit pas une règle générale. Le Teknival, c’est le côté populaire mais où peuvent évoluer différentes personnes de la classe moyenne. Pour ce qui est de compenser un déficit d’existence sociale, je tiens à rappeler que la fête participe à la question de la jeunesse. Elle est un élément essentiel qui permet d’acquérir une certaine forme d’autonomie en étant en groupe. La fête est un espace de socialisation où l’on «fait» sa jeunesse avec des rituels, des expériences du corps. Il y a aussi toute la dimension du loisir en dehors de la cellule familiale, de sortir du cadre parental pour trouver d’autres espaces de socialisation qui participent à la construction identitaire. Les jeunes se construisent aussi en étant confrontés à d’autres jeunes.

Qu’en est-il de la responsabilité parentale en ce qui concerne les mineurs? Dans un essai, Ingrid Volerey constate que «les parents s’inquiètent de l’émergence de lieux perçus comme dangereux, inconnus, parfois même orgiaques».

La responsabilité parentale est la même pour d’autres activités. Cela pose une autre question que l’on retrouve dans l’inquiétude des parents : que se passe-t-il quand l’adolescent sort? Quitter provisoirement le domicile et sortir est une situation souvent perçue par les parents comme forcément dangereuse. Les parents doivent accepter, à un moment, que le jeune quitte la maison pour qu’il fasse sa jeunesse ailleurs, comme les parents le faisaient eux-mêmes quand ils étaient jeunes. Il vaut mieux qu’ils fassent leur expérience ailleurs que de rester cloîtrés dans leur chambre à naviguer des heures sur les réseaux sociaux. Évidemment, sortir représente une prise de risque, mais l’enfant doit grandir, ce qui suppose qu’il se socialise autre part que dans le cercle familial. Je conçois que ce soit une étape difficile pour les parents.

Les politiques s’interrogent «sur la montée de conduites qualifiées de déviantes et addictives». Est-ce le cas pour les raves, ou avez-vous une autre interprétation en tant qu’anthropologue?

Je répondrai que les raves ne sont pas plus addictives que n’importe quelle fête et d’ailleurs, toutes les fêtes sont qualifiées de déviantes à partir du moment où elles ne sont pas réglementées. Vous allez dans un club, il n’y a rien de déviant car c’est une entreprise de loisirs, mais on peut y trouver des conduites déviantes. Quant à être addictives, restons sérieux! Imaginer que les jeunes se ruent sur les drogues est un fantasme. Tous les jeunes ne se droguent pas. Est-ce que boire une bière est une déviance? Oui si la norme est de boire de l’eau minérale.

Ne faut-il pas y voir aussi l’illustration d’un changement de société, à savoir que celle-ci est de plus en plus prise en otage par les fauteurs de troubles?

Forcément, la fête illustre un changement de société entre le bal musette des années 1950 et les fêtes sauvages, le rap ou le hip hop. Le monde évolue! Dans les années 1950, le rock était considéré comme une musique du diable. Il s’est normalisé dans les années 1970. Or, quand vous normalisez quelque chose, d’autres sous-cultures apparaissent pour constituer la marge. La techno (house) était considérée à l’origine comme la musique des homosexuels et des drogués et, dans les années 1990, elle était décriée aux États-Unis. On l’a discréditée avant de la récupérer et de la normaliser. Aujourd’hui, la techno n’est plus une musique maudite.

Dans «ce contexte en mouvement», comme vous l’appelez, vous posez dans votre article les questions suivantes : «Que veut dire encore fêter, s’amuser, danser, se divertir et tout simplement être? Est-ce tout simplement d’un être en transition, d’un être en devenir dont il est question?»

Ce que j’interroge ici, c’est la question du sauvage au sens de Lévi-Strauss : un espace d’expérimentation, de découverte, où l’on peut adopter un autre comportement et se «lâcher.» Cette perspective-là m’intéresse : garder ce côté sauvage qui participe à une évolution dans la manière d’être. On sait que la technologie, avec les références au transhumanisme, impose la performance. Elle va aussi technologiser notre manière de penser, de concevoir l’autre. On est dans une société où ce qui compte, c’est le surhumain, et on est en droit de se demander quelle place peut encore prendre la fête. Le côté sauvage pourrait disparaître, hélas, au profit du marchand, dans une société de contrôle de plus en plus normée, où l’on va de plus en plus évaluer le comportement des autres. Philippe Fiévet

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