Phénomène de société : les défis, pièges et effets pervers du télétravail
Bien avant le Covid, les bureaux et salles de réunion étaient de plus en plus souvent désertés. Avec la pandémie, cette tendance n’a cessé de s’amplifier depuis.
Publié le 20-05-2023 à 17h26
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Un entretien avec Philippe Fiévet
Annelies Develtere, responsable du pôle mobilité à l’Institut Vias, travaille depuis douze années sur les thématiques liées à la mobilité et à la sécurité routière. Elle est responsable des recherches portant sur les questions d’infrastructure, de mobilité intelligente, d’économie des transports, de changement modal, d’e-commerce et de causalité des accidents. Dans ce cadre, elle coordonne avec son équipe les études permettant de suivre l’évolution du télétravail et ses impacts, en particulier sur la mobilité et la sécurité routière.
Paris Match. Quels sont les objectifs d’un institut indépendant comme Vias, et de quelle manière intervient-il dans la problématique du télétravail ?
Annelies Develtere. L’Institut Vias est un centre indépendant de connaissances en matière de mobilité et de sécurité routière. Il conduit des études pour contribuer à une transition accélérée vers une mobilité plus durable et plus sécurisée. Dans ce contexte, il s’intéresse au télétravail, à son rôle dans notre société et à son impact sur nos déplacements.
Depuis qu’il a été imposé par la crise du Covid, beaucoup de citoyens y voient une nouvelle manière de vivre. Des entreprises le favorisent, d’autres en pointent les bienfaits pour l’environnement grâce à la diminution des déplacements. Une révolution sociétale est-elle irrémédiablement en marche ?
En réalité, le Covid a accéléré une tendance qui était déjà présente avant la crise. Le nombre de télétravailleurs a doublé entre 2018 et 2022. Dix-sept pour cent des Belges déclaraient faire du télétravail au moins un jour par semaine en 2018, contre 32 % en 2022. Tous secteurs confondus, la crise sanitaire a accéléré cette nouvelle forme d’organisation, également au sein d’entreprises qui n’offraient pas jusqu’alors cette possibilité. Les employés sont aujourd’hui non seulement plus nombreux à faire du télétravail, mais ils capitalisent également plus de jours de télétravail par semaine. Environ un sur trois preste hebdomadairement trois à quatre jours sur ce mode. Ce chiffre s’élevait à moins de 10 % avant la crise sanitaire. Évidemment, on observe des variations selon le type d’activité et le régime de travail, mais le télétravail fait désormais pleinement partie du paysage de la mobilité en Belgique. Maintenant que ce processus est lancé, on ne fera plus marche arrière.
Concernant les aspects favorables à ce changement de société, une récente enquête de Vias, en collaboration avec le SPF Mobilité, a mis en lumière le fait que le télétravail a permis d’éviter 35 millions de kilomètres par jour, dont 14 millions en voiture. Est-ce donc une solution miracle aux problèmes de mobilité auxquels est confrontée la Belgique ?
Le télétravail est en effet une manière d’éviter les trajets domicile-travail, qui représentent deux tiers des déplacements en heure de pointe le matin. C’est donc une piste pour réduire la pression et améliorer la sécurité sur nos réseaux de transport à certains moments de la journée. Selon une récente étude sur l’évolution des déplacements des Belges réalisée par le Bureau fédéral du plan, le télétravail permettrait de stabiliser le nombre de kilomètres parcourus dès 2030. Malheureusement, seul, il ne permettra pas de réduire la congestion.
C’est-à-dire ?
Malgré le développement du télétravail, les embouteillages continuent d’exister. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. La voiture individuelle reste le mode de transport préféré des Belges. Aujourd’hui, 64 % des travailleurs la choisissent pour se rendre au travail, même si ce chiffre diminue au fil des ans. Nous devons donc continuer à évoluer vers une réduction en stimulant le covoiturage, les transports en commun, le vélo… N’oublions pas non plus que le transport de marchandises contribue à la congestion et que le nombre de tonnes transportées par route augmente. Il faut également évoquer certains effets pervers du télétravail. Je pense notamment au dilemme des embouteillages ou effet dit «d’aspiration», qui fait en sorte qu’un trafic plus fluide attire de nouveaux utilisateurs. Par exemple, un travailleur qui avait l’habitude de prendre le train peut profiter de l’éclaircie sur les routes pour revenir à la voiture. Dans ce cas, l’effet positif sur le trafic s’amoindrit. Un autre problème que soulève le télétravail est le dilemme de la localisation. Une partie des bureaux sont libres, ce qui coûte cher aux entreprises, qui seront dès lors tentées d’abandonner les centres-villes pour se replier vers la périphérie, moins accessible. Quant aux travailleurs, ils peuvent être confrontés au problème de la sélection de leur lieu de vie : à partir du moment où ils ne doivent plus effectuer de trajet quotidien entre la maison et le lieu de travail, ils pourraient avoir tendance à choisir un domicile plus périphérique, c’est-à-dire plus éloigné de leur emploi, des facilités ou d’un réseau de mobilité performant. Les gens ont un seuil de tolérance plus élevé face aux bouchons ou aux retards des transports en commun quand ils n’y sont confrontés que quelques jours par semaine. On voit donc que le télétravail peut bouleverser notre rapport à l’espace et modifier nos comportements.

L’étude que nous évoquions a établi que 32 % des Belges faisaient du télétravail et que 92 % d’entre eux souhaitaient poursuivre dans cette voie. Des spécialistes affirment que la qualité du travail est meilleure parce que les gens se sentent mieux chez eux qu’en entreprise. Est-ce le cas ?
Tout d’abord, il convient de remarquer que le télétravail n’est pas une réalité pour tous. Deux tiers des travailleurs indiquent qu’ils n’y ont pas recours, que ce soit à cause de l’incompatibilité de la tâche ou parce que l’employeur ne l’autorise pas. La moitié des télétravailleurs indiquent que cela leur permet de se trouver dans un environnement plus calme, plus propice à un haut niveau de concentration. On peut donc en conclure que certaines activités se prêtent mieux à ce type d’organisation. Aujourd’hui, parmi les télétravailleurs, deux tiers travaillent à domicile un ou deux jours par semaine. Ceux qui le font à temps plein sont rares. Selon la nature de ses activités notamment, le travailleur cherche un équilibre entre le nombre de journées en entreprise et à la maison.
Quels sont les avantages auxquels il est le plus sensible ? Et la question peut aussi être posée du côté des employeurs.
Pour le télétravailleur, citons le gain de temps libre, un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, une diminution du stress lié aux déplacements et aux bouchons, une diminution des frais personnel en relation avec ceux-ci et, d’une manière générale, plus d’autonomie. Les employeurs y trouvent également des avantages, dans la mesure où les infrastructures peuvent être réduites ou partagées (bureaux, parkings…), où les coûts de déplacement diminuent et où le recrutement de personnel qualifié est facilité, puisqu’il s’affranchit des considérations géographiques. L’entreprise peut aussi engager plus facilement des personnes à mobilité réduite ou des parents avec de jeunes enfants. Elles sait de surcroît qu’un travailleur satisfait est un travailleur qui n’a pas envie de partir. On ne peut pas non plus mésestimer les gains au niveau de la société en général, avec des effets positifs pour l’environnement, moins de kilomètres parcourus et des routes plus sûres.
En dépit des avantages que vous citez, des entreprises font en revanche part de dérives dont elles sont victimes avec, pour illustration extrême, des cas d’employés surpris en train de prendre des vacances alors qu’ils étaient censés travailler. Est-ce le prix à payer pour un changement de société ?
Effectivement, il ne faut pas nier les défis que le télétravail pose aux employeurs, notamment le fait de ne plus pouvoir exercer un contrôle sur la présence physique, un contrôle des objectifs à atteindre. Il s’agit là d’un changement important de paradigme, où la confiance et l’autonomie vont de pair. C’est aussi un changement de management pour les entreprises où il y a un système de pointage, par exemple. Le contrôle est rarement possible en télétravail. En d’autres termes, il faut évoluer vers un système où le contrôle fait place à la confiance. Précisons que certains employeurs autorisent des prestations de télétravail à l’étranger, mais il y a des conditions, notamment au niveau des assurances.
L’Union wallonne des entreprises a estimé que la suppression de l’obligation de télétravail a permis de renouer le lien avec l’entreprise, mais aussi de recréer du lien social avec les collègues, une attente forte et avancée par de nombreux collaborateurs pour leur équilibre personnel et leur santé mentale. Ne peut-on donc craindre les effets pervers du télétravail, tels que le manque de contacts sociaux, l’enfermement dans une bulle de travail et, finalement, une productivité qui pourrait s’avérer aléatoire ?
Trente-quatre pour cent des télétravailleurs avancent le manque de contacts sociaux pour justifier leur désir de moins télétravailler. C’est donc là un point d’attention. Les employeurs se retrouvent face à une révolution digitale qui s’est accélérée avec la crise du Covid. Il s’agit maintenant de trouver le bon équilibre, peut-être en consacrant le jour de télétravail aux tâches nécessitant un haut niveau de concentration, et les journées de bureau aux contacts et échanges entre collègues. De leur côté, les entreprises s’adaptent en s’équipant d’outils qui permettent les échanges à distance. Elles font également évoluer leurs infrastructures physiques : en réduisant les surfaces de bureaux au profit d’espaces communs, de type salle de réunion ou espace de rencontre.

Les médecins s’inquiètent également : le télétravail renforcerait la sédentarité des travailleurs, particulièrement néfaste pour la santé. La Ligue cardiologique belge s’inquiète du fait que les Belges ont pris l’habitude de travailler à la maison sans bouger ni se déplacer durant la journée. Les réunions à distance se sont généralisées et beaucoup trop de travailleurs restent assis à les enchaîner devant leur ordinateur. Comment éviter ce danger ? Faudra-t-il éduquer la population à une autre façon de vivre ?
La question du bien-être au travail est fondamentale, et cela reste tout aussi valable à domicile. Par exemple, 30 % des télétravailleurs ne disposent pas d’une table et d’une chaise de bureau, et plus de 40 % d’entre eux n’ont ni clavier ni écran supplémentaire. Les gens ont besoin de conseils clairs pour bien aménager leur espace de travail chez eux, de manière ergonomique. Il convient également d’encourager les courts moments d’exercice physique, de pouvoir disposer d’un espace de travail à part dans la maison et de convenir avec l’employeur des règles d’accessibilité en matière d’horaire et de disponibilité. Le télétravailleur doit planifier ses propres moments de détente et se concentrer sur les résultats. Au bureau, finalement, on a aussi des moments de pause dont on profite pour parler avec les collègues ou boire une tasse de café.
Quels autres importants changements sociétaux sont à prévoir en cas de généralisation du télétravail ? Et quels seraient alors, selon vous, les écueils à éviter ?
Il faut bien se dire que le télétravail ne sera jamais accessible à toutes les fonctions. On a, par exemple, besoin de prestataires pour les transports en commun, les usines de production ou les entreprises de livraison. Un impact du télétravail que nous n’avons pas encore évoqué, c’est le comportement de l’employé pendant sa journée d’activité professionnelle en matière de déplacements. Celui qui ne se déplace plus pour des trajets professionnels de son domicile au bureau a tendance à bouger davantage, pendant sa journée de télétravail, pour des questions de services ou de shopping. Il réalise en fait plus de petits déplacements en étoile, c’est-à-dire dans un rayon proche à partir de son domicile. Et le plus souvent, ces déplacements s’effectuent en voiture.
Selon vous, la crise du Covid aurait donc changé notre façon de voir le travail ? Peut-on parler d’un basculement progressif vers une autre société ?
Le Covid n’a rien créé, mais a accéléré un phénomène déjà présent avant la crise. On parle donc plutôt d’une évolution que d’une révolution. Le défi sera d’évoluer vers une situation équilibrée entre bureau et domicile, mais aussi d’anticiper les pièges qui se profilent, notamment en matière de mobilité. La digitalisation de la société est un véritable défi et la perte de contact social, qui est une des raisons de refuser le télétravail, en est un de taille également. Peut-être même le plus important.

GARE AUX PRATIQUES ADDICTIVES
Organisme de référence dans les domaines de la santé au travail et de la prévention des risques professionnels en France, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) met en garde : «Par rapport au travail au bureau, le télétravail accroît le temps passé devant l’ordinateur. Il peut conduire à diminuer les déplacements à pied quotidiens en supprimant les trajets vers le lieu de travail ou les déplacements à l’intérieur de l’entreprise (accès au point d’impression centralisé, à la cafétéria…). Il amène par ailleurs à rester assis plus longtemps devant son écran. Ces postures sédentaires contribuent à accroître le risque d’atteintes à la santé : pathologies cardiovasculaires (hypertension artérielle, insuffisance cardiaque…), troubles métaboliques (diabète de type 2), obésité, cancers (côlon, poumon, utérus…), problèmes de santé mentale (dépression), troubles musculo-squelettiques (TMS). (…)
Un aménagement non adapté du poste de travail informatique à domicile peut générer des contraintes posturales au niveau des membres supérieurs (épaules, coudes, poignets…) et du rachis (cervical, dorsal, lombaire).» Et l’INRS de citer : l’utilisation d’un ordinateur portable avec un petit écran, un pavé tactile et un clavier intégrés; l’absence de clavier et de souris déportés; le travail réalisé ailleurs que sur un bureau (table de repas, table basse de salon…) et avec un siège non prévu pour cet usage et non réglable. «Les conséquences peuvent être d’intensité variable, se manifestant sous la forme de gêne ou de douleurs musculaires, tendineuses, voire articulaires, pouvant conduire à des lésions». L’institut évoque également les troubles du sommeil : «Ces troubles peuvent être liés à plusieurs facteurs : des endormissements et réveils plus tardifs; l’exposition importante aux écrans de visualisation (et en particulier à la lumière bleue), notamment le soir; la baisse de la pratique de l’activité physique; la diminution de l’exposition à la lumière naturelle au cours de la journée.»
Et de conclure : «Les périodes d’isolement, notamment lors de la pratique du télétravail, semblent favoriser les pratiques addictives.»
«Le télétravail est une des pistes pour améliorer la sécurité sur nos réseaux de transport à certains moments de la journée», explique notre grand témoin. «Malheureusement, les embouteillages sur nos routes continuent d’exister. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela.»
«Il ne faut pas nier les défis que le télétravail pose aux employeurs»
Vias n’est pas un acronyme mais renvoie au mot latin «via», signifiant «chemin» mais aussi «manière», «façon de». L’Institut Vias a notamment pour mission d’étudier, d’analyser et d’examiner les données et informations sur la sécurité routière, la sécurité au sens large et la mobilité. Il élabore également des campagnes axées sur le changement comportemental, un élément essentiel pour créer un environnement plus sûr.
34 % des télétravailleurs avancent le manque de contacts sociaux pour justifier leur désir de moins télétravailler
Les entreprises s’adaptent en s’équipant d’outils qui permettent les échanges à distance. Elles font également évoluer leurs infrastructures physiques : en réduisant les surfaces de bureaux au profit d’espaces communs, de type salle de réunion ou espace de rencontre.
«Le défi sera d’évoluer vers une situation équilibrée entre bureau et domicile, mais aussi d’anticiper les pièges qui se profilent, notamment en matière de mobilité»
Le bureau de travail écologique : il produit de l’électricité grâce au pédalage de l’utilisateur. Une façon aussi de répondre à l’excès de sédentarité dû au télétravail.