Et si les réfugiés répondaient aux pénuries du marché de l'emploi en Belgique ?

Des entreprises peinent à trouver les profils qu’elles recherchent. Un projet pilote de l’OIM et de l’Union européenne pourrait leur apporter une partie de la solution, en même temps qu’offrir une aide réelle aux migrants en mal d’intégration sur le marché de l’emploi.

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Illustrations : ACTIRIS (Jeune et emploi) 30/08/2019 pict. by Didier Lebrun © Photo News ©D.R.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) est à l’initiative du projet « Displaced Talent For Europe » (DT4E), qui vise à connecter les personnes déplacées et réfugiées en Jordanie et au Liban ayant besoin d’une protection internationale avec des employeurs en Belgique, au Royaume-Uni, en Irlande et au Portugal. L’objectif est de permettre aux premiers et à leur famille de sortir d’une situation de déplacement et de répondre aux pénuries du marché de l’emploi en Europe.

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Paris Match: Quelle a été l’amorce de ce projet ?

Élisabeth Palmero: "Il s’agit d’un projet pilote, financé par l’Union européenne, qui est né du constat que beaucoup d’employeurs – avec lesquels nous sommes en contact pour diverses initiatives dans le domaine élargi de la migration du travail – sont confrontés à une sévère pénurie de main-d’œuvre. Concrètement, les besoins sur le marché du travail sont criants et les entreprises peinent à trouver les profils qu’elles recherchent, pour des postes ouverts parfois depuis très longtemps et qu’elles ne parviennent pas à remplir."

Quelles relations l’OIM entretient-elle avec le secteur privé et le monde des entreprises ?

"Comme je l’ai indiqué, nous sommes partenaires dans le cadre de plusieurs projets liés à la mobilité et à la migration du travail. Pour vous donner un exemple, nous avons accompagné de jeunes Tunisiens venus effectuer des stages professionnels dans des entreprises en Belgique. À leur retour chez eux, ils ont été mis en relation avec des employeurs tunisiens ainsi qu’avec des sociétés belges implantées en Tunisie. Ce type d’échange offre à ces jeunes de réelles opportunités de formation, en vue de leur donner de meilleures chances de décrocher un emploi dans leur pays d’origine. Nos relations avec les employeurs se créent également à la faveur des formations que nous leur dispensons en matière de compétences interculturelle et de diversité, de manière à favoriser l’inclusion des personnes issues de la migration. Cependant, nous ne sommes pas uniquement en contact avec les entreprises, mais aussi avec les différents services publics fédéraux et régionaux en charge de l’emploi, de même qu’avec les trois offices de formation et de placement régionaux, c’est-à-dire Actiris à Bruxelles, le VDAB en Flandre et le Forem en Wallonie. Nous traitons avec eux de la thématique de l’intégration sur le marché de l’emploi et, au même titre que les entrepreneurs, ils nous relaient l’état des besoins en main-d’œuvre qualifiée existant dans toute une série de secteurs en pénurie, tels que les soins de santé, la logistique ou encore les technologies de l’information et de la communication."

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Réfugiés syriens au Liban ©D.R.

À l’autre bout de la chaîne, il y a les réfugiés, notamment ceux du Liban et de Jordanie, concernés en priorité par le projet.

"En effet, le Liban et la Jordanie accueillent un très grand nombre de personnes déplacées suite aux différents conflits survenus au Moyen-Orient. Ces personnes disposent ou non du statut de réfugié suivant les cas, mais toutes ont en commun de ne pas pouvoir accéder au marché du travail dans ces deux pays. Le projet vise donc à rapprocher ces gens dont beaucoup possèdent des compétences inutilisées, mais qui se heurtent à quantité d’obstacles les empêchant de prétendre à la migration internationale dans le cadre du travail, d’employeurs installés en Belgique et en Europe qui désespèrent de trouver des candidats pour les postes qu’ils proposent. Le programme souhaite créer une situation gagnant-gagnant pour les deux parties, de même, finalement, que pour les pays qui accueillent ces personnes sur leur territoire et qui peinent à les intégrer."

Dans quel cadre juridique international régissant la migration s’inscrit ce programme ?

"Le projet s’inscrit dans ce qu’on appelle la « voie complémentaire », c’est-à-dire une trajectoire complémentaire aux programmes de réinstallation classiques par lesquels les États membres de l’Union européenne s’engagent à offrir des voies d’accès sures et légales à la protection internationale pour les personnes qui en ont besoin. Ces réinstallations font d’ailleurs partie du travail ordinaire de l’OIM. Et donc, complémentairement à cela, le projet DT4E offre à ces personnes la possibilité d’emprunter une voie additionnelle de migration par laquelle ils peuvent sortir de leur situation de déplacement, qui dure parfois depuis des années et, dans certains cas, des décennies. L’outil légal que nous utilisons afin de créer des opportunités nouvelles et durables pour les bénéficiaires du projet, c’est le permis unique de travail et de séjour, grâce auquel ils peuvent accéder au marché de l’emploi européen. J’insiste sur ce point : les mots clés de ce programme sont « pérennité » et « durabilité ». La volonté est très clairement d’offrir les meilleures chances possible aux participants de travailler et de vivre en Europe sur le long terme, et pas seulement pour la durée de leur contrat de travail. Ceci implique que leur famille proche puisse les rejoindre à terme, dans le respect bien entendu des réglementations qui encadrent le regroupement familial."

La Belgique participe au projet, ainsi que le Royaume-Uni, l’Irlande et le Portugal, mais ce n’est pas le cas de la plupart des autres pays européens. Pour quelles raisons ?

"Comme je l’ai indiqué en préambule, il s’agit d’une initiative pilote soutenue par l’Union européenne, qui repose sur un appel à projets auquel les États peuvent ou non répondre. S’engager requiert fatalement la pleine collaboration du gouvernement et, dans le cas d’un pays comme la Belgique, également celle de toutes les entités fédérées. Comme toujours, il y a des pionniers, mais je ne doute pas que d’autres pays vont répondre favorablement au nouvel appel qui sera lancé. J’ajoute que la migration internationale facilitée par le travail n’est pas l’unique voie complémentaire. Il y en a d’autres, notamment la migration académique, qui peut aussi constituer une solution de protection durable. Les pays que l’OIM sensibilise plus particulièrement au projet sont ceux dans lesquels nous identifions des initiatives locales existantes et qui participent de la même dynamique. Ceci étant, l’objectif, c’est de convaincre un maximum d’États au sein de l’Union européenne, en nous appuyant sur les pays qui ont pris le lead et en favorisant l’apprentissage intra-européen. Et puis, en bout de course, nous voulons faire en sorte que les entreprises et les employeurs puissent prendre eux-mêmes en charge le coût de ces trajectoires, à ce stade encore largement couverts par l’UE, et augmentent l’importance des flux."

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Quelles sont, en pratique, les étapes de ce parcours ?

"Il y en a cinq au total. La première consiste pour l’employeur à nous faire savoir quels sont les postes qu’il souhaite pourvoir, et quels profils il recherche. Sur cette base, nous allons consulter ce que nous appelons notre « catalogue de talents » (crée par notre partenaire Talent Beyond Boundaries) – riche à l’heure qu’il est des profils de quelque 60 000 personnes déplacées – pour voir lesquels sont susceptibles de correspondre à la demande. Ensuite, nous mettons en relation directe le talent et l’employeur. À partir de là, ça se passe comme pour n’importe quel recrutement international traditionnel, c’est-à-dire que le candidat va devoir se prêter à une interview et à un test de compétences. Après cela, l’employeur procède à une sélection et soumet un contrat de travail. Débute alors la deuxième étape, celle de la décision informée. Nous examinons la proposition contractuelle avec le talent retenu, les conditions salariales et de travail, etc., de telle manière qu’il puisse se décider en tout connaissance de cause. Nous allons d’ailleurs bien au-delà du seul examen du contrat de travail, puisque nous donnons au talent un maximum d’informations sur ce que sera son emploi, mais également sur ce qu’il doit attendre de sa vie future. Tout est passé en revue : l’environnement de travail, le coût du transport et du logement dans le pays de destination, les possibilités d’accès à une crèche pour les enfants, etc. Vient alors le moment de la signature du contrat qui coïncide avec l’entame de la troisième étape, soit la demande de visa et de permis unique. Cette partie incombe à l’employeur, mais il peut au besoin compter sur l’aide technique de l’OIM pour le guider dans ses démarches. Nous assistons pareillement le talent pour toutes les formalités administratives qui précèdent son départ du Moyen-Orient. La quatrième étape, qui peut prendre entre six et neuf mois en moyenne, selon la durée d’obtention du permis unique, est celle du départ proprement dit. Ce laps de temps est mis à profit pour parfaire la formation du talent, ainsi que le préparer à sa nouvelle fonction et à sa nouvelle vie en Europe. Imaginons que sa réinstallation se passe en Belgique, il sera dès lors familiarisé de manière très pragmatique aussi bien avec les us et coutumes belges qu’avec les habitudes alimentaires, la manière d’emprunter les transports en commun ou encore l’ouverture d’un compte en banque. L’employeur peut lui aussi bénéficier d’une préparation destinée à mieux appréhender la collaboration avec un réfugié. Comprendre ce qu’implique l’insertion professionnelle d’une personne ayant ce vécu-là est très important. Enfin, cinquième étape et non la moindre : le transfert du talent et son intégration sur le marché du travail et dans la société du pays hôte. À nouveau, l’OIM est en première ligne, durant six mois à un an, pour accompagner et évaluer cette dernière phase. Afin de la faciliter, nous travaillons en partenariat avec les centres d’intégration des primo-arrivants tels qu’il en existe en Belgique. Parfois, des formations complémentaires doivent être données au talent, entre autres pour les professions protégées, comme les métiers du soin. Tout ce suivi s’appuie sur l’expérience acquise à l’OIM par le biais d’autres projets de mobilité du travail dans lesquels nous sommes impliqués. Grâce à cela, nous parvenons à régler des problèmes ou à débloquer des situations conflictuelles qui naissent de temps à autre, du fait d’incompréhensions dues à des cultures du travail qui ne sont pas les mêmes."

Ce processus et sa durée varient-ils selon les pays partenaires ?

"Le parcours ne varie pas, mais sa durée, oui. En Belgique, nous n’en sommes encore qu’au stade de la première étape, mais au Royaume-Uni, où la trajectoire complète est en place et où l’OIM travaille en partenariat avec l’organisation partenaire de DT4E, Talent Beyond Boundaries (TBB), une « fast track » (voie rapide, NDLR) a pu être négociée avec les autorités pour l’obtention du visa. Par conséquent, entre la première et la dernière étape du processus que j’ai décrit, il ne s’écoule que quelques mois."

Qu’en est-il de l’intérêt rencontré jusqu’à présent en Belgique auprès du patronat ?

"Clairement, jusqu’à aujourd’hui, le programme suscite davantage d’intérêt au nord du pays. Selon moi, cela tient premièrement à la situation sur le marché du travail, très différente en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie. La Flandre a un taux d’emploi très élevé et se confronte à une réelle difficulté de recrutement, tandis que dans le reste du pays, le chômage demeure important. La priorité d’Actiris et du Forem, c’est donc logiquement la formation et la remise au travail des allocataires. Et puis, il y a la question de l’information en direction des employeurs. Dès lors que, du côté flamand, ils sont en demande pressante d’opportunités de recrutement, les fédérations sectorielles ont été très attentives à notre projet et l’ont relayé auprès de leurs affiliés. Néanmoins, l’intérêt existe aussi à Bruxelles et en Wallonie. Les cabinets ministériels avec lesquels nous sommes en contact s’en font d’ailleurs l’écho. Mais je le redis, les priorités sont ailleurs, et c’est compréhensible."

Très concrètement, où en est le processus en Belgique ? Aucun talent identifié au Liban et en Jordanie n’a encore commencé à travailler chez nous.

"Non, c’est exact. Tout le travail effectué en amont a consisté jusqu’ici à développer cette fameuse voie complémentaire. En compagnie de nos partenaires, parmi lesquels Fedasil, nous avons discuté pendant des mois, avec les autorités concernées aux différents niveaux de pouvoir, de toutes les modalités pratiques et juridiques relatives à l’accueil et l’intégration des talents, à l’acquisition du permis unique, aux conditions de mise à l’emploi des réfugiés, etc. Nous avons également travaillé sur la première phase, c’est-à-dire le descriptif des profils recherchés par les entreprises belges, les postes à pourvoir et la sélection des talents. Leur mise en relation peut maintenant débuter."

L’OIM envisage-t-elle d’associer à ce projet d’autres pays que la Jordanie et le Liban ?

"Nous travaillons pour l’heure en priorité avec ces deux pays, notamment parce qu’ils abritent des millions de personnes déplacées, dont beaucoup sont susceptibles de pouvoir intégrer notre catalogue de talents. Du reste, ces gens ne vivent pas que dans des camps de réfugiés, il en est beaucoup d’autres qui séjournent depuis de nombreuses années au Liban et en Jordanie tout en étant privés d’accès au marché local de l’emploi. D’autre part, l’OIM et ses différents partenaires sont très présents dans cette région du monde, ce qui nous permet de garantir un suivi attentif et efficace des personnes qui participent au programme. Enfin, il y a des aspects consulaires dont il nous faut tenir compte. En fonction des lieux d’implantation des ambassades européennes, les démarches administratives pour l’obtention des visas et des permis de travail peuvent être plus ou moins facilitées. Quoi qu’il en soit, nous avons de fait l’intention d’étendre à terme le projet à d’autres pays. Dans cette perspective, le concours de partenaires institutionnels et privés investis dans la formation continue des personnes déplacées nous serait très précieux."

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Élisabeth Palmero ©D.R.

Avec ce projet, ne craignez-vous pas d’opposer « immigration choisie » et « immigration subie » ? C’est-à-dire qu’il y aurait, d’un côté, les demandeurs d’asile en attente d’une protection internationale et, de l’autre, ceux qui seraient en capacité de valoriser leurs compétences professionnelles auprès des entreprises privées. Pour le dire très trivialement, n’y a-t-il pas là un risque de discrimination entre « migrants rentables » et « migrants jetables » ?

"Il ne faut pas voir ça de manière binaire. Le travail qu’accomplit l’OIM tous les jours le montre, une réalité n’exclut pas l’autre. Il faut au contraire travailler sur les deux. La mobilité internationale, c’est certes une partie de la réponse aux besoins du marché du travail, mais il faut d’abord miser sur l’activation des personnes déjà présentes sur le territoire et investir dans la formation et l’accès au marché du travail, autant pour les personnes qui demandent l’asile que pour celles qui ont le statut de réfugiés."

Quid malgré tout d’un éventuel durcissement des conditions d’entrée sur le territoire pour les personnes déplacées n’ayant pas le profil recherché par les entreprises ? Prenons le cas de l’Angleterre : elle facilite l’obtention du permis de travail pour les réfugiés sélectionnés par des entrepreneurs et, dans le même temps, en expulse d’autres vers le Rwanda.

eLes droits fondamentaux des personnes déplacées doivent être scrupuleusement respectés, dans le cadre des législations internationales qui sauvegardent les droits humains. Cela fait d’ailleurs partie du mandat de l’OIM de promouvoir et de garantir la protection des migrants. Il ne peut donc y avoir de mise en concurrence directe entre les uns et les autres sous prétexte que certains seraient davantage en mesure de répondre à des besoins très spécifiques du marché du travail.e

Que répondez-vous à ceux qui comprendront mal qu’on favorise l’installation en Belgique de personnes étrangères pour compenser la pénurie de main-d’œuvre qualifiée, tandis qu’on ne parvient pas à résorber le problème du chômage et qu’en conséquence, on crée une concurrence entre les travailleurs engendrant du dumping social ?

"Cette inquiétude est parfaitement légitime. Toutefois, au risque de me répéter, la première des priorités, pour laquelle il faut énormément investir, demeure l’activation des personnes présentes sur le territoire, qu’il s’agisse de ressortissants belges ou de personnes déplacées. De toute manière, le recrutement international ne va pas résoudre tous les problèmes du marché du travail et, au demeurant, cela dépend très fort du contexte local. J’en reviens à la situation en Flandre, où le taux d’emploi n’est pas comparable à celui de la Wallonie. Dans mes discussions avec le VDAB, j’entends souvent dire qu’en dépit de recherches approfondies sur le marché national de l’emploi, certains postes ne trouvent pas de candidats, d’où la volonté des patrons de se tourner vers l’étranger. À l’horizon de 2030, selon les chiffres d’Agoria (Fédération de l’industrie technologique, NDLR), ce sont 585 000 emplois qui seront vacants en Belgique ! Pour relever ce défi, il va falloir principalement investir dans la formation qualifiante des personnes déjà au travail, l’activation des chômeurs et l’automatisation. Mais on sera encore loin du compte, d’autant que ce même problème va se poser dans l’Europe entière. Il faudra donc nécessairement en passer par le recrutement international, de façon complémentaire."

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