«Une femme seule à la rue, ça ne fait pas long feu»
Ex-sans-abri, elle travaille aujourd'hui dans le premier centre d'accueil de jour pour femmes, créé par l'ASBL L'Ilot (*). Parvis de Saint-Gilles, au cœur de Bruxelles. Après plusieurs années d’errance, elle guide d’autres femmes et met son expérience à profit. «Je n’aurai pas vécu tout ça pour rien…»
- Publié le 01-05-2023 à 13h47
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Une terrasse. Un café serré. Face à nous, Cindy Meerschaut. Cheveux bouclés, maquillage soigné. Une dame âgée, débraillée, vient réclamer une cigarette. Cindy lui donne du tabac, sourit, échange quelques mots.
Nous sommes à dix mètres de la nouvelle structure de l’Îlot, un centre de jour et d’urgence dédié aux femmes sans abri. Cindy connaît leur vie. Son parcours ressemble à celui de nombreuses congénères. Elle a été elle aussi l’un des visages féminins, souvent cachés, de l’extrême précarité. Elle se raconte sans misérabilisme ni auto-apitoiement. Sa vie est un roman. Un roman social. Dur. Gris. Rythmé par les rencontres, l’accoutumance, les chutes et une remontée finale.
C’est une femme fière et sans tabou qui parle. Lucide aussi. Elle connaît ses failles et les a toujours assumées. Mais elle ne veut pas faire pleurer dans les chaumières, entend « fuir le côté sensationnel et larmoyant ». Elle préfère, au contraire, reconnaître certains faits.
« Les femmes SDF préfèrent prendre le risque de se faire agresser dans un appartement privé, acceptent parfois qu’un homme les embarque pour une douche, un repas »
« Nous sommes tous acteurs de nos propres vies. Nous ne devons rejeter la faute sur personne. » Et puis, surtout, ce message d’espoir : « On peut s’en sortir. » À bientôt 43 ans dont plusieurs années dans la rue, elle en est la preuve, très vivante.
La rue ou la vie
1980. Cindy naît à Charleroi. Une maman solo, un père absent. « Maman avait perdu son père très jeune, mort d’une cirrhose à 43 ans. Ma grand-mère a élevé seule huit enfants. Ma mère a dû arrêter l’école pour travailler. Elle est devenue femme de ménage dès ses 13 ans. Avec mon père, elle aura deux enfants, mon frère et moi. Il nous a abandonnés quand nous étions petits. Ma mère s’est retrouvée fille-mère, comme on disait alors. Une situation très mal perçue à l’époque. »
Sa mère élèvera donc ses enfants seule, privilégiant « la politesse et l’instruction ». « Elle ne nous harcelait pas sur nos progrès scolaires, mais elle programmait à la maison des soirées de débats. Ensemble, nous regardions énormément de reportages de société, nous lisions beaucoup de livres. Maman avait entre-temps repris des études pour devenir éducatrice et avait toute une bibliothèque. On pouvait ensuite débriefer nos lectures avec elle. C’était une “maman-papa”. On lui offrait un cadeau de fête des mères et de fête des pères… Elle a travaillé dur, en article 60 (aide sociale permettant au CPAS de donner de l’emploi à une personne qui n’est jamais entrée ou s’est éloignée du marché du travail, NDLR) pour avoir droit plus tard au chômage, car les boulots étaient souvent précaires. C’était le règne de la débrouille. »
Contrairement à son frère, avec lequel elle coupera les ponts partiellement, Cindy n’idéalise pas son père absent. Elle accepte néanmoins de le rencontrer un jour. Elle a alors 18 ans. « Il avait repris contact avec nous via sa femme. Elle nous téléphone un jour en annonçant qu’il va bientôt mourir et veut nous rencontrer. » Ce père a fait de la prison et n’a pas été au cœur des conversations. « Je n’ai pas aimé le personnage. Je l’ai trouvé raciste. Il a été incarcéré pour braquages, il en était fier. Il a voulu me donner de l’argent, j’ai refusé son offre. C’était trop facile de jouer le grand prince. Je l’ai vu deux fois et j’ai coupé les ponts. Mon père a fait cancer sur cancer. Je n’éprouve aucune rancœur, mais il m’est resté indifférent. »
Atteint d'un cancer incurable, ce jeune bruxellois de 35 ans tente la Silk Road Mountain1998. Cindy interrompt son cycle secondaire, qu’elle a jusque-là « survolé ». Elle est monitrice pour enfants durant son adolescence. Elle a « le goût du contact » et une fibre sociale naturelle. « J’ai travaillé comme bénévole dans une maison de quartier qui faisait cybercafé, comme on disait à l’époque. J’étais un crac en informatique et j’apprenais aux gens à surfer sur le web. À 19 ans, je trouve un petit studio en logement social. Après, je rencontre le père de mon fils. »
Cindy entre alors dans ce qu’elle nomme son « rêve américain ». Elle fantasme sur « la belle maison, avec barbecue et labrador ». « Je me dis que ça va être merveilleux. Notre fils Toma est un enfant désiré. Mon compagnon est chauffeur de taxi, un boulot nocturne. Je n’ai rien à lui reprocher jusqu’au jour où j’apprends qu’il a un tas de maîtresses qu’il voit la nuit. Il a une garçonnière à la centrale. Il a fait entre-temps un autre enfant avec l’une d’entre elles. Je romps avec lui immédiatement, mais nous garderons le contact. Notre fils a alors 3 ans. »
Cindy se débrouille. Elle effectue quelques travaux à la régie de quartier pour la Carolorégienne, dont de la menuiserie.

2006. « Je rencontre quelqu’un d’autre via les réseaux sociaux. Il est français. Je décide d’aller m’installer en Charente-Maritime, où il vit. Mais le père de mon fils, qui a alors 5 ans, n’admet pas ce départ. J’accepte qu’il arrête de payer la pension alimentaire. À Rochefort-sur-Mer, où je vis, mon compagnon est jardinier pour la mairie. Mais dans cette ville thermale, plutôt touristique, les loyers sont énormes et je ne trouve pas d’emploi. Mon fils, lorsqu’il évoque cette période, parle de la plus belle année de sa vie. Il n’a pas capté à quel point nous étions dans la galère. »
Au bout d’un an, Cindy décide de regagner la Belgique. Son compagnon la suit. « On arrive à Charleroi et on se refait une vie. Par le biais d’un ami à moi, il trouve un travail aux abattoirs d’Anderlecht. Moi, je travaille dans un call center. Il vient d’une famille d’agriculteurs, a l’habitude de boire une bouteille de vin tous les midis en mangeant. On commence à faire la fête, on sort avec des amis. On boit tous les soirs. C’est de l’alcoolisme mondain. Je ne suis pas ivre et je continue à travailler, mais je fais souvent garder mon fils par ma mère. Notre belle relation devient de l’amitié. Mon compagnon repart en France. »
Bientôt le pilier professionnel s’effrite aussi, une défection qu’elle a voulue, explique-t-elle, mais qui s’ajoute à cet échec personnel. « Il y a une restructuration de personnel dans le call center où je travaille. Ceux qui partent d’eux-mêmes reçoivent une prime Renault. J’en ai marre et je saute sur l’occasion. » La situation est étroitement liée aussi à son addiction. Cindy en prendra conscience avec le temps.
2012-2013. « C’est la période où tout bascule. J’ai tout perdu. Je suis au chômage. Je me fais une deuxième adolescence. Je sors énormément, bois de plus en plus chaque jour. Je commence à trembler. L’alcool, c’est insidieux. J’ai longtemps été dans le déni. Je me noie dans le vin. J’ai des trous noirs qui portent sur des nuits entières. Ma mère le voit, mes amis s’inquiètent aussi. Pour leur faire plaisir, je me rends aux Alcooliques anonymes. Mon fils a 12 ans. Ma mère l’héberge désormais. »

Cindy sombre doucement dans une forme d’obscurité. Elle alterne les phases où elle replonge et les sevrages sauvages. « J’arrête parfois de boire d’un coup, j’ignore alors que c’est hyper dangereux sans suivi médical. Ça peut engendrer des crises d’épilepsie, des hallucinations, du delirium tremens, on peut en mourir. Un jour, lors d’un sevrage, ma mère me trouve dans un état horrible. Elle se bat pour me faire hospitaliser en urgence. »
Cindy passe six semaines dans l’aile psychiatrique d’un hôpital, y fait du bricolage, du sport, se sent « comme dans un cocon, une colonie de vacances. Là, je suis gavée de médicaments, une vraie camisole chimique, je suis incapable de parler. Ma mère a peur de la sortie, de ce qui va se passer. Entre-temps, j’ai rencontré à l’hôpital un homme plus jeune qui tombe amoureux de moi. Ma mère suggère qu’il vienne chez moi pour m’aider. Après deux ou trois semaines de cohabitation, je me rends compte qu’il prend un tas de drogues. Je recommence à boire et je cache le fait que je me fais frapper. »
Cette nouvelle dégringolade dure quelques mois. Les scènes de violence domestique se multiplient. Dans les brumes de l’alcool, Cindy a le réflexe d’appeler la police lorsqu’elle est battue comme plâtre. « Au début, les policiers débarquent tout de suite, mais au bout d’un moment, ils ne viennent plus. Parfois, j’ai la tête en sang, mais à aucun moment on ne me demande si je veux aller à l’hôpital ou porter plainte. J’ignore alors qu’il existe des centres pour femmes battues. Et je suis, plus que jamais, sous l’emprise de l’alcool. »
À un moment, la rue est devenue ma vie. On perd la notion du temps, de l’urgence. Je suis comme anesthésiée
La descente est concrète, matérielle. Cindy est dépendante et privilégie la boisson. « Pendant mon hospitalisation, je dépends de la mutuelle. Tout mon argent passe dans l’alcool. J’arrête de payer mon loyer. Après quelques mois, je suis expulsée de mon logement. On se retrouve alors à la rue tous les deux. Je découvre que ça fait des années que mon compagnon vit au crochet de femmes en détresse qu’il rencontre à l’hôpital. Il profite à travers moi du revenu de la mutuelle, qu’on peut conserver même sans adresse. »
Cindy a des séquelles psychologiques majeures liées à cette phase de violences. « Pendant très longtemps, je suis en hypervigilance, j’ai peur de ramasser un coup. Quand il me frappe, je me défends comme je peux et j’accepte la situation. »
Elle comprend rapidement que sans protection, du groupe notamment, elle est à la merci de tous les périls urbains. « Les anciens de la rue ont vite remarqué qu’il était violent avec moi. Et ils ont des principes. Ces gens m’ont protégée de lui. Ils ont commencé à veiller à ce qu’il ne m’approche plus. »
Elle donne de ces profils une image parfois inattendue, même s’ils partagent certaines fragilités familiales, éducatives, médicales, psychiatriques ou psychologiques. « Souvent, ils ont vécu un événement qui les a incités à quitter la société. Ils ont eu des chagrins d’amour, des peines familiales, ont déchiré leurs papiers... Même si certains ont pu disposer de soutiens, comme la mutuelle ou un appui du CPAS, tout passe dans la consommation. »
Au début de sa vie dans la rue, Cindy se rend le soir dans un abri de nuit mixte à Charleroi. « Il y a trois lits pour les femmes et les hommes sont dispersés dans plusieurs chambres. Cela ne me convient pas. Impossible d’avoir un sentiment d’autonomie. Aujourd’hui, cet abri mixte compte cinq places pour les femmes, vingt-cinq lits pour les hommes et quelques places pour les familles. C’est mieux, mais c’est toujours très vite rempli. »
Ses journées de SDF sont rythmées par les repas. Elles englobent aussi des phases interminables dont la vacuité ne peut qu’inciter à la prise d’alcool en volumes écrasants. « Le matin, on se lève à 7 heures, on prend une douche. Parfois, la douche pour les femmes est en panne dans l’abri de nuit. On nous refuse une surveillance si on utilise celle des hommes. Seule solution : la prendre à l’abri de jour. Là, on nous propose des invendus des restos ou supermarchés, parfois impayables, comme des salades de quinoa à 6 euros de chez Exki. L’abri de jour est constamment plein. On peut y rester jusqu’à 16 h 30. Après ça, on traîne jusqu’à 21 heures pour voir si on peut aller à l’abri de nuit. »
Elle déplore le contenu de certaines activités proposées, des choses un peu légères comme des ateliers maquillage, à mille lieues des aspirations de ces femmes, souvent victimes de violences conjugales. De même, elle évoque le côté décalé de certains dons, comme ces vêtements hyper féminins, « la dernière chose dont on a envie quand on est à la rue ». Le traitement des maltraitances sexuelles et domestiques n’est d’ailleurs que rarement une priorité pour ces femmes, même si elles en sont les premières victimes. Les violences intrafamiliales et conjugales constituent la première cause de leur sans-abrisme. « L’urgence, quand on est à la rue, c’est d’avoir de quoi manger, de pouvoir se laver et se reposer quelques heures en paix. »
Cindy garde une clairvoyance. Elle est consciente qu’elle ne peut continuer à vivre sous le toit maternel. « Quand j’avais trop bu, j’étais ingérable. Pour le bien-être de mon fils, je devais éviter qu’il me voie ivre morte. Je multipliais les chutes, certaines ont été phénoménales. Une nuit, on m’a poussée dans un escalator pour me voler mon sac. Je ressemblais à Carrie dans le film du même nom, j’étais couverte de sang et je souffrais d’une commotion cérébrale. Je me suis réveillée aux urgences. On m’agrafait la tête sans anesthésie… Quand on est régulièrement alcoolisé, les équipes des urgences, vous les emmerdez. Ils préfèrent s’occuper d’autres personnes qui valent mieux. J’ai eu la chance de ne pas plonger dans la toxicomanie. Mais l’alcool est partout, moins cher que la came, menaçant. C’est plus facile de s’offrir une bière qu’un shoot. »
2014-2015. Cela fait deux ans que Cindy erre dans la rue. Elle cherche un refuge médicalisé. Songe à une hospitalisation psychiatrique dont elle garde un souvenir quasi salvateur, même si elle sait désormais que le patient est livré à lui-même après le séjour. Elle fantasme sur ce retour aux sources apaisant, façon « Petite Maison dans la prairie ». « Entre personnes addict, on jardinait, on était dans cette bulle hors du monde. On faisait des cakes aux carottes, on s’occupait des potagers. »
Elle a cette nostalgie de l’hôpital, cette envie qui est aussi une pulsion de survie. « J’essaie tous les hôpitaux psychiatriques. Tous. Ils prennent contact avec la psychiatre qui leur dit alors que si je ne suis pas une cure “post-cuite”, l’après-sevrage en quelque sorte, ils ne peuvent pas me garder dans leurs murs. À l’époque, ce n’est pas envisageable, car la cure impose de passer ses nuits sur place et je ne peux pas subir cet enfermement. »
Entre deux tentatives d’hospitalisation, elle vit « en tente » dans les terrils. « J’ai toujours été en couple à la rue. Inconsciemment, j’ai sélectionné le moins pire du tas. C’est un moyen de survie. Une femme seule à la rue ne fait pas long feu. »
Les femmes sans abri marchent sans fin, arpentent les rues. Ont appris à se méfier. « Pour la manche, on a nos coins, nos territoires, nos plages horaires. » Elles se masculinisent, rasent les murs. Sont hyper mobiles. « J’en ai connu des femmes seules à la rue. En général, elles parlent toutes seules, sont hyper sales. Soit c’est une forme volontaire d’autodéfense, soit elles sont déjà tellement accro aux drogues et à l’alcool qu’elles finissent par y rester. Elles sont extrêmement abîmées. Certains hommes de la rue, les pires, repèrent de nouvelles victimes potentielles à l’abri de jour. D’autres vont les protéger, mais quand la toxicomanie entre en jeu, la protection se transforme en utilisation. Si ces hommes se droguent, leur victime tombe dedans et on peut être sûr que, dans les six mois, elle se prostitue pour ramener de la came. »
Les lieux d’hébergement sont majoritairement formatés pour les hommes. Les femmes ont tendance à les éviter. Elles préfèrent prendre le risque de se faire agresser dans un appartement privé, acceptent parfois qu’un homme les embarque pour une douche, un repas. En trouvant un gîte occasionnel chez des tiers, elles échappent aux radars, perdent le suivi social. Elles nourrissent un phénomène alarmant : le sans-abrisme camouflé, cette invisibilité des femmes qui les expose davantage aussi aux pièges de la rue. « Elles préfèrent parfois accepter un gîte. Certaines passent à la casserole. Personnellement, je n’ai jamais été séquestrée la nuit. Peut-être ai-je eu de la chance. »
Une large majorité des personnes en situation de pauvreté individuelle en Belgique, 70 % environ, sont des femmes. Mais celles-ci ne représenteraient qu’un cinquième de la population des sans-abri. Un paradoxe apparent, des chiffres de surface qui cachent une autre réalité. Celle de ces silhouettes qui vivent dans l’ombre des immeubles, dans des refuges improbables.
« La majorité des femmes à la rue qu’on visualise, ce sont des Roms qui font la manche avec les enfants. Mais les femmes qui errent sont nombreuses. On peut les voir près des gares, ces endroits “chauds” où l’on peut recharger ses batteries, dans tous les sens du terme. »
Pour sa survie mentale, elle fait un peu de bénévolat. Notamment dans la distribution de vêtements. « Des pistes que nous donnait parfois l’équipe de l’abri de jour. » Le temps s’étire, les journées se ressemblent et se noient dans la bière. L’alcool absorbe encore et toujours les velléités de retrouver une ébauche de confort. « Quand on est à la rue, on n’a pas les mêmes priorités. On perd la notion du temps, de l’urgence. »
2017. « Cela fait plus de trois ans que je suis dans ce jus. La rue est devenue ma vie, ma routine. J’ai mes habitudes, je suis devenue une ancienne, je fais partie des meubles. On ne me cherche pas misère. Je suis comme anesthésiée. »
Cindy fait alors une rencontre qu’elle qualifiera d’« électrochoc ». L’amour encore, mais il aura d’autres atouts. « Je croise ce jeune de 24 ans. Il a une bonne tête, on sympathise. On s’installe ensemble pour se dire qu’on n’est pas seuls. On boit une bière et on regarde les pigeons. Lui n’a pas de problème avec l’alcool. Un jour, il me dit : “Qu’est-ce que tu fous là ? Tu vaux mieux que ça.” L’été suivant, je me promets que je ne passerai plus un hiver dehors et je contacte Housing First, une structure qui s’occupe des cas désespérés, ceux qui ont passé plus de deux ans dans la rue, ont des assuétudes ou des troubles psychiatriques. Je pose ma candidature. »
2018. « Housing First me trouve un logement avec l’aide de l’AIS, l’agence immobilière sociale. Mais je n’ai toujours pas de traitement pour le sevrage. Mon premier repas à domicile depuis des lustres, ce sont des fricadelles sur une crêpière électrique. Je me suis promis de ne pas transformer mon logement en squat. Je ne dis pas aux potes de la rue où j’habite désormais. Mais je commence à boire encore plus, car je souffre de solitude. »
2019. « Je tombe malade. Je suis seule chez moi à écouter le silence. Là, je me rends compte à quel point je suis coupée du monde. C’est un autre électrochoc. Je commence à prendre du baclofène, à la base un relaxant musculaire, qui fonctionne sur l’alcool et le cannabis. Mon médecin traitant m’en prescrit. Le troisième jour, je me sers un verre de bière le matin que je n’arrive pas à terminer. Un couple d’amis se relaye non-stop à mon chevet pendant plusieurs jours, car cette phase est éprouvante. J’ai des hallucinations en permanence. Je prends du baclofène pendant trois mois. J’arrête le médicament de moi-même, progressivement, comme on décroche d’un antidépresseur. Les gens de la rue se montrent respectueux et solidaires par rapport à mes efforts. Ils se disent fiers de moi, cachent leur bière quand ils me voient. J’évite les lieux où l’on peut s’en procurer, les supermarchés où l’on entre par le rayon vins. »

14 mars 2019. « Ce jour-là, je bois ma dernière bière. Je n’ai plus touché un millilitre d’alcool depuis. Je viens de fêter mes quatre ans de sevrage. »
Cindy témoigne d’une joie indicible face à cette nouvelle vie. Mais elle ressent aussi de l’amertume par rapport au manque de suivi proposé aux personnes précaires et dépendantes. Il est peu réaliste, à ses yeux, d’imposer la « post-cure » à des personnes vivant dans la rue. Elle rappelle dans la foulée qu’une médication sauvage peut être fatale. « J’ai été rejetée par les professionnels spécialisés en addictologie car je ne rentrais pas dans le parcours classique de rétablissement. Je sortais du système. J’ai dû me débrouiller seule, avec les risques que cela comporte, pour m’en sortir. »
2020. « J’entame un travail de bénévolat chez Housing First. Un travailleur me parle de la “pair-aidance”. Cela demande deux ans de stabilisation et d’abstinence. Il y a énormément de demandes. Pendant que je suis ma formation, je reçois un e-mail de L’Îlot, à Bruxelles. Ils cherchent des expertes ayant connu la rue et un parcours d’errance. Je postule. »
2023. Cindy est sélectionnée. Elle suit des formations intensives à Bruxelles, se prépare à faire des maraudes près de la gare du Midi et dans les rues où se faufilent les sans-abri. Elle est prête désormais à accueillir et guider, au nouveau centre du parvis de Saint-Gilles, toutes les femmes de l’ombre.
« Mon fils, qui a 21 ans aujourd’hui, a une force incroyable. Vivre en sachant sa maman alcoolique en train de faire la manche dans la ville où il habite… Je ne lui ai jamais menti et je lui ai laissé le droit d’être en colère. Il m’a souvent dit aussi qu’il m’aimait. C’est un garçon bien. Il m’a poussée à accepter la mission que l’Îlot me propose. Mettre mon expérience à profit. On n’aura pas vécu tout ça pour rien. »
(*) Le mercredi 28 juin aura lieu l’inauguration du Centre de jour pour femmes sans abri de l'ASBL L'Ilot. - Le 30 juin : soirée des donateurs - Le samedi 1er juillet la soirée de lancement à la Tricoterie avec Aymeric Lompret. L’humoriste lillois découvert chez Ruquier a intégré en 2020 l'émission Par Jupiter ! Menée par Charline Vanhoenacker sur France Inter. Il y a anime notamment une chronique hebdomadaire.
Une première en Belgique
L’ASBL (*) L’Îlot lutte depuis 60 ans contre le sans-abrisme à Bruxelles et en Wallonie. a récemment obtenu un financement de la Cocom visant la création d’un Centre d’accueil de jour uniquement dédié aux femmes sans abri. Le centre privilégie une expertise de terrain, avec un ancrage résolument féministe, prenant en compte les spécificités liées au genre.
Il s’agit d’attirer et accueillir les femmes en journée en leur offrant une douche, un café, un repas. De leur donner ensuite des pistes pour rebondir, sortir de dépendances diverses, les guider dans le dédale administratif pour se recréer une identité, se trouver un logement. De les informer de leurs droits, de traiter certaines addictions, d’assurer un suivi médical. un accompagnement psychosocial visant l’émancipation. L’équipe est rodée aux « enjeux croisés de genre, de violence faite aux femmes et de grande précarité ». Sans parler du sexisme de base, omniprésent dans toutes les sphères.
Sa directrice générale, Ariane Dierickx, historienne, est engagée de longue date contre les inégalités sociale et économiques. Elle est active depuis de longues années dans le secteur féministe et le soutien aux personnes en grande précarité.