Dépouilles congolaises et rwandaises : Des scientifiques belges recommandent le rapatriement des « collections " coloniales
Cinq ans après la révélation par Paris Match de l’existence de collections coloniales de restes humains conservées par diverses institutions scientifiques belges, le Comité consultatif de Bioéthique de Belgique et le groupe pluridisciplinaire «Home» déclarent que leur rapatriement s’impose. Ces centaines de crânes et de squelettes furent «collectés» sur les territoires congolais et rwandais dans un contexte de violence et d’oppression, principalement par des militaires.
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Publié le 30-03-2023 à 07h50 - Mis à jour le 31-03-2023 à 12h40
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En mars 2018, nous décrivionsle parcours meurtrier du militaire belge Emile Stormsqui, lors de la conquête coloniale du Congo, collectionnait les têtes des chefs insoumis qui lui résistaient. Il ramena trois crânes en Belgique, dont celui du chef Lusinga. En 1886, ces restes humains furent présentés aux membres de la Société d'Anthropologie de Bruxelles (SAB), où des notables bruxellois péroraient de la prétendue infériorité de certaines « races ». Ensuite les 3 crânes séjournèrent au musée du Congo, l'ancienne appellation du musée Royal de l'Afrique Centrale, un lieu où ils rejoignirent la collection d'anthropologie anatomique.
Notre enquête a établi que cette «collection» d'un genre douteux, constituée en partie par des « collectes» systématiques réalisées par des militaires belges au service de l'Etat indépendant du Congo, comptaitplusieurs centaines de crânes et de squelettesprovenant d'Afrique centrale. En 1964, cette « collection » de Tervuren fut transférée au musée des Sciences naturelles de Bruxelles où elle se trouve toujours. Nous avons aussi mis au jour une autre «collection» de crânes rassemblés dans des conditions douteuses aux premiers temps de la colonie, lesquels sont conservésdans un laboratoire de l'Université Libre de Bruxelles (ULB). Ces révélations-là débouchèrent sur un questionnement de la plus grande institution académique de la capitale qui, en octobre 2020, passa un accord avec l'Université de Lubumbashi portant sur la«cession des droits de conservation»de ces restes humains.

En revanche, le débat relatif à toutes les autres dépouilles conservées dans différentes institutions muséales reste toujours sans réponse véritable du gouvernement fédéral belge. En novembre 2019, aprèsquelques déclarations d'intentions sans suites concrètes, les décideurs politiques belges ont en effet réussi à se débarrasser de cette épineuse problématique qu'ils n'avaient pas programmée dans leur calendrier: la «patate chaude» fut alors transmise à un groupe d'experts chargé d'«évaluer l'importance des collections de restes humains» et d'aborder les questions juridiques et éthiques qu'elles impliquent. Dénommé «Human Remains Origin(s) Multidisciplinary Evaluation (HOME)», ce panel a été constitué de 7 partenaires (4 institutions scientifiques fédérales : l'Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, les Musées royaux d'Art et d'Histoire, le Musée royal de l'Afrique centrale, l'Institut National de Criminalistique et de Criminologie. 3 universités : l'Université Saint-Louis-Bruxelles, l'Université Libre de Bruxelles et l'Université de Montréal).
Une recommandation qui fait l’unanimité des membres du groupe «Home»
Ce 29 mars 2023, lors d'une conférence de presse à Bruxelles, trois membres du groupe «HOME», Marie-Sophie de Clippele (Université Saint-Louis–Bruxelles), Patrick Semal (Institut royal des Sciences naturelles) et Maarten Couttenier (Musée royal de l'Afrique centrale) ont annoncé que leur travail d'enquête et de réflexion était arrivé à son terme. Il en résulte que «HOME », «recommande le rapatriement des restes humains historiques des anciennes colonies belges». Selon M. Semal, cette décision a été prise à l'unanimité des membres de ce groupe de travail multidisciplinaire.
D'après l'enquête «HOME», «un minimum de 30 000 individus humains sont actuellement conservés dans 56 collections (musées, universités et collections privées). La grande majorité de ces restes humains proviennent de collections historiques et préhistoriques. La plupart des collections historiques provenant de l'extérieur de la Belgique sont des collections de crânes du monde entier ». En ce qui concerne les dépouilles qui furent au centre de notre enquête, ces scientifiques ont comptabilisé «plus de 500 restes historiques de la République démocratique du Congo, du Rwanda et du Burundi qui ont été collectés dans un contexte colonial très problématique » (NDLR : 350 congolais, 174 Rwandais, 1 Burundais).
«Home» a aussi inventorié les demandes de rapatriement et les rapatriements effectifs de restes humains qui ont eu lieu durant ces dernières années. Un compte vite fait… «Au cours des dernières décennies», notent ces scientifiques, «plusieurs demandes formelles et informelles ont été formulées en vue du rapatriement de restes humains ancestraux conservés par des institutions scientifiques fédérales belges. Il s'agit notamment d'un squelette tasmanien qui se trouve actuellement à l'Institut royal des sciences naturelles de Belgique et de deux têtes maories conservées aux Musées royaux d'art et d'histoire.» Ces demandes sont restées sans suite concrètes car, lit-on dans un résumé du rapport Home, «d'une part, on pensait à l'époque qu'il n'existait pas de cadre juridique permettant de rapatrier ces restes, d'autre part parce qu'à l'époque à laquelle les demandes ont été formulées, les restes humains étaient considérés comme précieux pour la science, et enfin en raison d'un manque de connaissances sur la manière de procéder avec de telles demandes.» (NDLR: la réclamation des deux têtes Maories par la Nouvelle-Zélande date de 2009.)
En 2018, une demande de rapatriement en République démocratique du Congo du crâne du chef Lusinga fut introduite par un descendant présumé. En 2019, une autre requête fut formulée par des membres de la communauté Tabwa. Mais ces initiatives se firent sans relais d'un gouvernement congolais aphone et elles n'ont pas abouti. Elles eurent toutefois eu le grand mérite de lancer le débat en Belgique sur l'éthique de la conservation de restes humains collectés par des procédés criminels durant une époque regrettable. On notera qu'à ce jour, outre la cession de droit de l'Université Libre de Bruxelles mentionnée plus haut, «un seul rapatriement de restes humains entre la Belgique et la RDC a eu lieu, celui de la dent de Patrice Lumumba à des membres de sa famille.» Un bilan famélique au regard des nombreuses restitutions de restes humains qui ont été organisées par des pays voisins comme la France et l'Allemagne au cours de ces dernières années.

Un témoignage de l’état de notre société
Le groupe «Home» insiste sur le fait que «les restes humains ne peuvent être considérés comme des objets», estimant aussi que «le rapatriement des restes ancestraux peut contribuer à promouvoir la guérison et la réconciliation entre les pays et au sein des communautés.» Il ajoute que «pour certaines communautés, le rapatriement de leurs restes ancestraux est d'une importance primordiale ». Dès lors, ces scientifiques «recommandent de modifier la loi afin de faciliter le rapatriement des restes humains s'il y a une demande.» Voici un écueil assez considérable: en 2022, les décideurs politiques belges ont bien voté une loi visant à organiser la restitution des biens culturels volés durant la colonisation, par contre, le procédé dilatoire du recours à un groupe d'experts, a gelé la réflexion du législateur relativement à la question des restes humains. A cet égard, un jour peut-être, certains philosophes trouveront à commenter cet ordre des priorités qui a été celui tant des décideurs politiques belges et congolais: régler la question des biens matériels avant celle des dépouilles d'hommes et de femmes victimes des crimes de l'époque coloniale. Si, comme le relève le groupe «Home», « le rapatriement des restes humains revêt une importance sociétale car il touche à la dignité humaine», on ajoutera que la lenteur extraordinaire de la recherche d'une solution éthique à cette question des dépouilles ancestrales est aussi un témoignage de l'état de notre société.
«Les modalités doivent faire l’objet d’accords bilatéraux»
Toutefois, le ton péremptoire utilisé dans le rapport «HOME» secouera peut-être les décideurs politiques, lesquels pourraient enfin prendre ce débat à bras le corps. «Le rapatriement de tous les restes humains historiques des collections fédérales en rapport direct avec le passé colonial de la Belgique doit être effectué sans que l'État belge ne pose de conditions à leur retour », affirment les scientifiques.
Ils développent ensuite leur argumentation en ces termes: «Le passé colonial belge et ses conséquences actuelles doivent être pris en compte dans la gestion des collections coloniales. Ces collections sont directement liées à un contexte spécifique de domination d'un territoire et de ses populations par un État occupant étranger; Le rapatriement peut se faire vers les descendants si l'individu est identifié, vers la communauté d'origine ou vers le pays. Un dialogue interne au pays d'origine doit définir le processus de rapatriement; En cas de demande de rapatriement émanant de la famille ou de la communauté, l'État belge doit faire preuve de diligence et avertir le pays d'origine, en reconnaissant sa souveraineté. Étant donné l'impact potentiel des processus de rapatriement sur les relations entre les communautés et les familles dans les pays d'origine, il semble important de permettre aux États des pays d'origine de jouer un rôle de médiateur et de consulter leurs communautés d'origine et d'autres citoyens concernés afin de trouver des solutions entre toutes les parties impliquées ; Le rapatriement effectif s'effectue par le biais d'accords bilatéraux entre l'État belge et l'État d'origine qui déterminent les conditions pratiques du rapatriement des restes humains selon la volonté du descendant et/ou de la communauté d'origine le cas échéant ; Les processus de rapatriement et le rapatriement effectif doivent être effectués aux frais de l'État belge. Les modalités doivent faire l'objet d'accords bilatéraux ;»
A la question du travail législatif qui reste encore à faire en Belgique pour rendre tout cela possible, s’ajoute donc aussi la condition«d’accords bilatéraux» préalables à toute restitution effective. Sur ce point, notons que l’administration rwandaise a été contactée au cours du projet HOME et qu’elle a exprimé le souhait de rapatrier les restes humains rwandais associés à une étude de provenance. A notre connaissance, le même intérêt n’a pas encore été manifesté par l’administration congolaise.
Ce mercredi 29 mars 2023, le Comité consultatif de Bioéthique de Belgique – qui a été saisi par différentes institutions possédant des restes humains pour exprimer son avis- s'est également déclaré favorable à la restitution des collections coloniales. Pour le Comité «la question de la restitution-rapatriement des restes humains provenant des pays colonisés ne doit pas être réglée de manière détachée et purement administrative sans retour sur le passé, mais bien à partir d'un dialogue éclairé, sincère et serein tant sur la signification de ces restes humains pour la communauté à laquelle ils appartiennent qu'à propos des conséquences sociétales sur les populations colonisées des circonstances brutales de leur collecte ; on doit accorder une attention particulière à l'impact de cette dépossession sur les sociétés pour lesquelles le culte des ancêtres continue de revêtir une grande importance.»
«Toute dépouille a droità une sépulture»

Lors de la conférence de presse du Comité, l'un de ses membres, l'avocat Philippe Lardinois, a souligné que les restes humains ont « un statut spécifique», «une dimension sacrale», qu'ils «doivent être traités avec respect, dignité et décence». Il a aussi rappelé que de telles préoccupations éthiques sont très anciennes chez les Homo sapiens, même si certains «collectionneurs» semble l'avoir oublié ou nié: «toute dépouille a droit à une sépulture comme le criait Antigone à Créon dans la pièce de Sophocle». C'était bien avant notre ère de «modernité»… Refusant que son frère soit jeté aux chiens, sans tombe, Antigone dit: «Et je déclare, moi, aux chefs des Cadméens : si personne ne veut aider à l'ensevelir, c'est moi qui l'ensevelirai […] Des funérailles, un tombeau, toute femme que je suis, je saurai lui en trouver, dussé-je les lui apporter dans le pli de ma robe de lin et seule recouvrir son corps. (…) Ceux qu'on n'enterre pas errent éternellement sans jamais trouver de repos. Si mon frère vivant était rentré harassé d'une longue chasse, je lui aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit… Polynice aujourd'hui a achevé sa chasse. Il rentre à la maison où mon père et ma mère, et Etéocle aussi, l'attendent. Il a droit au repos.»