Violences sexuelles faites aux femmes : "Le taux de récidive se situe entre 70 et 90%..."

Les journalistes Marine Guiet et Audrey Vanbrabant ont enquêté durant une année sur les actes de violences sexuelles commis à l’égard des femmes en Belgique, ainsi que sur les carences du système d’accueil et de prise en charge des victimes.

21 octobre 2021. À la suite de faits de viol dans des établissements situés près du cimetière d’Ixelles, plusieurs manifestations dénoncent le manque de considération pour ces crimes. « Ce mouvement était l’expression d’un ras-le-bol général et d’une réelle volonté de faire bouger les choses », explique Marine Guiet.
21 octobre 2021. À la suite de faits de viol dans des établissements situés près du cimetière d’Ixelles, plusieurs manifestations dénoncent le manque de considération pour ces crimes. « Ce mouvement était l’expression d’un ras-le-bol général et d’une réelle volonté de faire bouger les choses », explique Marine Guiet. ©DLE

Un entretien avec Frédéric Loore

Marine Guiet et Audrey Vanbrabant sont toutes deux journalistes indépendantes. Marine Guiet travaille principalement en télévision (BX1, RTBF) depuis sept ans. Audrey Vanbrabant collabore avec différents médias (Axelle, RTBF, Les Grenades) depuis cinq ans et, en 2020, a réalisé un premier podcast (« Notes pour demain »).

Les enjeux liés aux discriminations et aux violences sur la base du genre sont au cœur de leur travail. L’enquête, soutenue par le Fonds pour le journalisme et qui a permis la réalisation du podcast « Désenchantées », constitue leur première collaboration. Produit par lvdt.studio pour Tipik/RTBF, « Désenchantées » figure parmi la sélection des meilleurs podcasts d’investigation du Global Investigative Journalism Network (GIJN). Il est disponible, entre autres applications, sur Auvio et Spotify.

Paris Match. Qu'est-ce qui vous a conduit à mener cette enquête ?

Marine Guiet. Plusieurs choses, mais tout est parti du mouvement « Balance ton bar » (le hashtag #BalanceTonBar a émergé sur les réseaux sociaux à l'automne 2021, pour dénoncer des établissements des environs du cimetière d'Ixelles dans lesquels des jeunes femmes témoignaient avoir été victimes d'agressions sexuelles après avoir été droguées, NDLR). Nous étions alors face à une actualité brûlante, mais elle était traitée comme un fait divers par les médias traditionnels, de même que par certains responsables politiques qui estimaient qu'au bout d'une semaine, on n'en parlerait plus. Or, ce qu'Audrey et moi avons observé à cette époque, que ce soit à l'occasion des manifestations en rue qui rassemblaient énormément de monde, ou au travers des nombreux témoignages sur les réseaux sociaux dénonçant des faits de violence sexiste et sexuelle, c'est qu'il était en train de se passer quelque chose de bien plus profond. Nous avons réalisé que ce mouvement était l'expression d'un ras-le-bol général et d'une réelle volonté de faire bouger les choses. L'autre aspect interpellant, au-delà des faits eux-mêmes, c'était la dénonciation par les militantes et victimes de violences sexuelles de la manière dont ces dernières sont accueillies et prises en charge en Belgique, à la fois par le monde médical, par la police et par la justice. Partant de ce constat, nous avons décidé de nous lancer dans cette enquête de longue haleine, après avoir en outre réalisé que si certains médias avaient déjà abordé la question des dépôts de plainte ou évoqué la création des centres d'accueil, aucun ne s'était encore attelé à explorer l'ensemble de la thématique en partant des problèmes soulevés dans le contexte de « Balance ton bar ». Des problèmes qui ne concernent pas que les femmes blanches. Nous nous sommes également intéressées à d'autres profils de victimes de ces violences, notamment les personnes issues de la diversité ou les transgenres. Nous avons opté pour une investigation en format podcast, avec pour fil rouge les témoignages de trois victimes : Sofia, Zoé et Margot. Nous leur devons énormément. Je tiens d'ailleurs à saluer leur courage, car il leur en a fallu beaucoup pour se livrer comme elles l'ont fait. Sans elles, nous n'aurions sans doute pas pu aller aussi loin. Leurs histoires nous ont permis d'ouvrir des portes et de creuser des pistes de réflexion.

Vous vous êtes assez vite aperçues que les violences sexuelles ne se cantonnent pas au monde de la nuit. Elles participent d'une problématique sociétale beaucoup plus large.

Absolument, et c'est l'un des constats forts de notre enquête : les violences sexuelles constituent un phénomène systémique. Les témoignages que nous avons recueillis dans les premiers temps ont rapidement corroboré le fait que ces violences ne sont pas propres au monde de la nuit. Si « Balance ton bar » a de fait été le point de départ de notre recherche, très vite nous nous en sommes détachées pour en élargir le spectre et nous rendre compte que des personnes agressées sexuellement, il y en a dans tous les milieux et, de surcroît, qu'elles sont pareillement confrontées aux mêmes difficultés lorsqu'il s'agit pour elles d'aller déposer plainte et d'être prises en charge aux urgences. C'est-à-dire que les environnements sécurisants qui devraient pouvoir les accueillir lorsqu'elles ont subi une agression n'existent pas en Belgique ou, en tout cas, sont bien trop rares.

Votre reportage couvre toutes les étapes de l'encadrement des victimes, depuis la prise en charge médicale aux urgences jusqu'au suivi psychologique sur le long terme, en passant par la phase policière et le règlement judiciaire devant les tribunaux. Avez-vous identifié une déficience majeure ?

Le manque de formation, de manière transversale, est absolument criant. C'est revenu partout et tout le temps chez chacun de nos intervenants. Que ce soit du côté des policiers, du corps médical, des psychologues, des avocats ou encore de la magistrature, le constat est invariable : déficit de formation. Dans un commissariat, par exemple, une personne qui se présente à la suite d'une agression sexuelle, fatalement traumatisée, peut devoir expliquer à cinq reprises à un policier différent, et en public qui plus est, la raison pour laquelle elle se trouve là, avant qu'elle soit enfin prise en charge par un inspecteur ou une inspectrice formé pour recueillir son récit. Chez les soignants, c'est pareil. Médecins et infirmiers ne sont pas suffisamment préparés à accueillir dans les meilleures conditions les victimes de violences sexuelles. Particulièrement au niveau des urgences, où le temps et les espaces dédiés font cruellement défaut. Chez les psychologues, il est difficile de trouver un praticien qui soit compétent pour traiter les états post-traumatiques dans lesquels sont plongées les victimes d'un viol, tels que la sidération, la dissociation, etc. Il en existe notamment dans les CPVS (Centres de prise en charge des violences sexuelles*) ou dans des associations comme « SOS Viol », mais ils sont encore trop peu nombreux et, dès lors, certaines victimes peuvent parfois attendre des mois avant d'obtenir un rendez-vous. Enfin, du côté des magistrats, jusqu'en 2020, rien ne les obligeait à suivre une formation afin de mieux appréhender les affaires de violences sexuelles. Ils se retrouvaient donc régulièrement devant des cas face auxquels ils n'étaient pas du tout armés pour comprendre les mécanismes psychologiques à l'œuvre chez les victimes. Par conséquent, ils pouvaient mal interpréter certains de leurs comportements, au risque de prendre des décisions en leur défaveur. Heureusement, une loi de juillet 2020, votée suite à la publication d'un rapport très critique du Conseil supérieur de la justice, les contraint désormais à se former. En revanche, cette contrainte légale n'est pas encore d'application pour les avocats. Or, chez eux aussi, le problème se pose. Lors d'audiences, on en voit encore certains, lorsqu'ils plaident pour la défense, soulever des arguments stéréotypés du type la victime avait bu, elle était habillée d'une manière provocante, elle se trouvait déjà en situation de vulnérabilité, et que sais-je encore. Ces dysfonctionnements sont souvent vécus comme une double peine par des personnes qui subissent déjà un traumatisme lourd.

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« Ces violences ne sont pas propres au monde de la nuit ! ». Christophe Licoppe © Photo News
« Ces violences ne sont pas propres au monde de la nuit ! ». Christophe Licoppe Photo News

Des changements sont-ils malgré tout amorcés, à l'image de la formation rendue obligatoire pour les magistrats ?

Oui. À Bruxelles, par exemple, la spécialisation des inspecteurs et inspectrices des sections mœurs va être étendue, en raison du succès malheureusement rencontré par le projet des CPVS. Cela signifie que dans toutes les zones de police de la Région bruxelloise, il sera possible d'orienter une victime de violences sexuelles vers un CPVS, ce qui était jusqu'à présent réservé à la seule zone de Bruxelles-Capitale/Ixelles. Cela augure d'une franche amélioration, dès lors que tous les policiers amenés à collaborer avec les CPVS doivent recevoir une formation spécifique de neuf jours complémentairement à leur formation de base. Je précise néanmoins que cette avancée se limite à la Région bruxelloise. Ailleurs dans le pays, cela n'existe pas. Ce déficit de formation des policiers est du reste souligné dans un rapport du Comité P consacré aux victimes de violences intrafamiliales, une problématique très liée à celle des violences sexuelles.

Ce manque patent de formation à tous niveaux, est-ce selon vous la manifestation d'une absence de prise conscience générale du phénomène ?

Tout à fait. Et cela relève d'un manque global de volonté politique. C'est la conclusion qu'Audrey et moi tirons après un an d'enquête. Certes, il existe une secrétaire d'État en charge de l'Égalité des genres dont il faut saluer les efforts dans ce domaine. Elle s'est notamment battue pour qu'un CPVS voie le jour dans chaque arrondissement judiciaire en Belgique, et on s'en rapproche. C'est un véritable progrès. Cependant, les politiques générales persistent à ne pas considérer les violences sexuelles comme un problème systémique et transversal. On l'observe, entre autres, dans le secteur de la justice où, à nouveau par manque d'accompagnement, c'est à la victime qu'il incombe de se montrer proactive pour se faire entendre. Or, une série de petites mesures pourraient être mises en œuvre très facilement pour améliorer la situation. Ce n'est pas le cas, et c'est moins par manque de moyens que par manque de volonté. Par exemple, à l'heure actuelle, il n'est pas rare encore qu'une victime de violences sexuelles croise son agresseur dans les couloirs d'un palais de justice juste avant une audience. Au demeurant, songer qu'il a fallu une loi pour contraindre les magistrats à se former en la matière, c'est dire à quel point on a besoin du politique pour faire bouger les choses.

En tout état de cause, votre enquête met en évidence certaines avancées, notamment la création des CPVS. Sont-elles directement le fait de la libération de la parole sur ce sujet ?

Audrey et moi avions d'emblée le souhait d'enquêter, mais de manière constructive. L'idée était bien entendu de braquer les projecteurs sur les défaillances du système de prise en charge des victimes mais, parallèlement, nous tenions à mettre en avant les solutions déjà existantes ou dont la portée pourrait être étendue. Les CPVS, c'est en effet le progrès le plus notable. Ceci étant, la mise en place de centres d'accueil multidisciplinaires pour les victimes de violences sexuelles constitue une obligation pour tous les pays signataires de la convention d'Istanbul, et la Belgique en fait partie. Maintenant, pour répondre concrètement à votre question, il est indéniable que la libération de la parole sur cette problématique contribue grandement à la sensibilisation. Il n'est plus possible aujourd'hui de fermer les yeux sur les violences sexuelles et, j'insiste à nouveau, sur leur aspect systémique. Toutefois, on peut déplorer le fait que cet effort de sensibilisation vienne toujours des mêmes acteurs, principalement les victimes et les militantes, qui doivent sans cesse se mobiliser pour faire évoluer les choses dans le bon sens. C'est pour cette raison qu'il est nécessaire que le politique prenne le relais, de sorte que les victimes ne doivent plus s'exposer en permanence.

Reste la question de fond, c'est-à-dire la dynamique en jeu derrière le viol. Et là, votre podcast le met en lumière, il existe encore de nombreux préjugés à déconstruire pour arriver à faire comprendre que le sexe n'est jamais une finalité en soi pour le violeur, mais le moyen qu'il utilise pour assouvir son besoin de toute-puissance.

Oui, pour beaucoup, le viol demeure une pulsion sexuelle assez triviale. Or, il s'agit surtout de prendre le pouvoir sur l'autre en l'annihilant. Dans les interviews que nous avons réalisées, la notion de petite mort est revenue à plusieurs reprises, et ce n'est pas un hasard. Cela exprime parfaitement cette volonté du violeur de dominer et de réduire l'autre à néant.

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« Il n’est pas rare encore, à l’heure actuelle, qu’une victime de violences sexuelles croise son agresseur dans les couloirs d’un palais de justice juste avant une audience », dénonce notre intervenante. ©Photonews
« Il n’est pas rare encore, à l’heure actuelle, qu’une victime de violences sexuelles croise son agresseur dans les couloirs d’un palais de justice juste avant une audience », dénonce notre intervenante. Photonews

En l'occurrence, c'est la partie la moins positive de votre enquête. Vous dites vous-mêmes qu'à cet égard, les perspectives sont désespérantes, dès lors que les experts que vous avez consultés se rejoignent pour dire que la prise en charge psychologique des

agresseurs sexuels est inutile.

On doit tout d'abord constater que les moyens affectés à la prise en charge des délinquants sexuels sont tout bonnement dérisoires. En prison, leur suivi psychologique n'existe quasiment pas. Au Centre d'appui bruxellois, dont la mission consiste à prévenir la récidive chez les auteurs d'infractions à caractère sexuel, il nous a été dit que la plupart de ceux-ci préfèrent aller à fond de peine pour éviter, à leur sortie de prison, de devoir se plier à un quelconque suivi. Vous avez donc des violeurs qui se retrouvent en milieu carcéral – dans lequel, soit dit en passant, la masculinité toxique est exaltée – après avoir été jugés, qui ne font l'objet d'aucun accompagnement, purgent leur peine complètement et ressortent ensuite parfaitement libres de faire de nouvelles victimes. Ce qui se produit très souvent, puisque les experts estiment le taux de récidive entre 70 % et 90 %. De toute évidence, il manque quelque chose aujourd'hui pour briser ce cercle vicieux.

Quid de l'éducation et de son éventuelle incidence favorable auprès de la population masculine ? Peut-elle avoir un quelconque effet auprès d'individus qui sont d'authentiques prédateurs sexuels ?

Nous soulignons, comme tellement d'associations de terrain depuis très longtemps, que le rôle de l'éducation est essentiel. Selon un rapport de 2020 d'Amnesty International Belgique, 23 % des jeunes pensent que les femmes aiment être forcées, que la violence est excitante pour elles ! C'est dire le travail qu'il y a faire pour déconstruire ce genre d'idée. Ceci étant, il sera bénéfique aux générations futures. Pour les hommes adultes d'aujourd'hui, que faire ? Les concernant, ce n'est plus une question d'éducation. L'entretien que nous avons mené à ce sujet avec Serge Garcet, docteur en psychologie et professeur au département de criminologie à l'ULiège, était, comme vous le dites, désespérant. En substance, il expliquait, au regard de sa longue expérience avec des délinquants sexuels, qu'il est complètement illusoire de penser qu'on puisse déconstruire chez eux la conviction qu'une femme soit autre chose qu'un objet sexuel à dominer. À ce propos, il faut signaler le fait qu'en Belgique, on manque cruellement d'études et de travaux de recherche universitaires consacrés au profil psychologique des auteurs d'agressions sexuelles, à leur propension à la récidive, etc. Aux États-Unis et au Canada, la criminologie s'est beaucoup intéressée à ces aspects, tandis que chez nous, tout reste à faire. Il faut d'ailleurs se demander si ce n'est pas, là encore, le symptôme d'un manque d'intérêt pour ce phénomène.

Selon un rapport de 2020 d’Amnesty International Belgique, 23 % des jeunes pensent que les femmes aiment être forcées, que la violence est excitante pour elles.. Christophe Licoppe © Photo News
Selon un rapport de 2020 d’Amnesty International Belgique, 23 % des jeunes pensent que les femmes aiment être forcées, que la violence est excitante pour elles.. Christophe Licoppe Photo News

Justement, en dépit de la qualité de votre enquête, elle est assez peu relayée médiatiquement. Est-ce là aussi un signe, selon vous, que cette thématique demeure difficile à aborder malgré tous les efforts de sensibilisation ?

Nous n'avons pas d'explication définitive au peu d'intérêt manifesté par la presse traditionnelle pour notre travail. Si ce n'est peut-être parce que les violences sexuelles, ce n'est pas très « sexy ». On n'a pas envie de trop en parler en dehors du 8 mars (Journée internationale des droits de la femme) et du 25 novembre (Journée internationale contre les violences faites aux femmes). En revanche, on peut s'interroger sur l'accueil qui a été réservé au livre de Mathieu Palain, ce journaliste français qui s'est intéressé aux hommes violents, et qui l'a fait avec très peu d'égards pour certaines recommandations données par les associations de journalistes professionnels relativement à la manière dont il faut traiter des violences sexuelles dans les médias. De manière légitime, on peut se demander ce qui pousse certaines rédactions à ouvrir largement leurs colonnes ou leurs antennes à Mathieu Palain pour aborder cette thématique à travers le regard des hommes violents, tandis qu'elles rechignent à relayer notre enquête de fond, qui demeure inédite à ce jour en Belgique par son ampleur.

(*) Les CPVS sont actuellement au nombre de huit, établis dans autant d'hôpitaux à travers le pays. Les victimes de violences sexuelles peuvent y recevoir des soins médicaux et un soutien psychologique. Elles peuvent également bénéficier d'une enquête médico-légale et y déposer plainte.

Si vous êtes victime de violences sexuelles ou en êtes témoin, vous pouvez appeler gratuitement et anonymement « SOS Viol » au 0800 98 100. « Pour beaucoup, le viol demeure une pulsion sexuelle assez triviale. Or, il s'agit surtout de prendre le pouvoir sur l'autre en l'annihilant »

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