Tueries du Brabant : « La cellule d’enquête perd son temps avec Robert Beijer »
Lionel Ruth a passé vingt-cinq ans à traquer les tueurs du Brabant. Incorporé à la cellule d’enquête sur les tueries dès 1985, l’ancien commissaire l’a codirigée à partir de 1996 et jusqu’à son écartement en 2010, quatre ans avant d’être admis à la retraite.En exclusivité pour Paris Match, Lionel Ruth analyse les derniers soubresauts de l’affaire des tueurs du Brabant et l’arrestation en Thaïlande de l’ancien gendarme Robert Beijer, quarante ans après les faits qui ont endeuillé la Belgique.
- Publié le 28-01-2023 à 11h00
- Mis à jour le 28-01-2023 à 11h03
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Lionel Ruth, qui travaille à l’écriture d’un livre, considère néanmoins que ce jugement favorable ne lui rendra pas sa « fin de carrière volée ». Il demeure convaincu qu’on a voulu le discréditer et le pousser vers la sortie en raison de son opposition à l’orientation prise à l’époque par l’enquête. Une orientation inchangée depuis et qui mène selon lui à des impasses, à l’image de la récente interpellation de Robert Beijer.
Un entretien avec Frédéric Loore
Paris Match. Le tribunal de première instance de Bruxelles vous reconnaît un préjudice moral à la suite des déclarations de Christian De Valkeneer, qualifiées d'« inexactes » dans le jugement qui établit qu'elles ont porté atteinte à votre honneur et à votre réputation. Qu'est-ce que ça signifie pour vous ?
Lionel Ruth. Ce jugement, pour moi, est une reconnaissance partielle du préjudice que j'ai subi. Je rappelle qu'au terme des poursuites judiciaires initiées contre moi (lire notre encadré) et qui m'ont valu d'être éjecté de la cellule Brabant wallon (CBW) en 2010, j'avais été totalement blanchi. Mais certains ont dû penser qu'il convenait de me noircir à nouveau et c'est comme ça qu'en 2014, je me suis retrouvé publiquement mis en cause dans l'émission de la RTBF consacrée aux tueries. Les propos volontairement erronés que M. De Valkeneer y a tenus ont renvoyé de moi l'image d'un policier incontrôlable, obsédé par une piste fumeuse et enquêtant en dehors des règles. Il aura donc fallu sept ans pour que la justice reconnaisse que j'avais agi dans le cadre d'une procédure parfaitement légale. J'avais besoin de cette réponse-là, sans laquelle on pourrait aujourd'hui encore mettre ma parole en doute, voire me faire taire.
Dans une interview que vous nous aviez accordée en 2016, vous dénonciez une volonté manifeste de vous nuire et de vous écarter de l'enquête sur les tueries du Brabant. Est-ce toujours votre -conviction ?
Je maintiens qu'en 2010, l'intention était de m'écarter de la cellule parce que ma vision s'opposait à celle des magistrats qui la chapeautaient. Pour y parvenir, on a monté contre moi un ensemble de procédures disciplinaires et de dossiers judiciaires. À l'issue des investigations, il n'est rien resté des accusations : tout s'est effondré comme un château de cartes, précisément parce qu'il n'y avait rien à trouver. Il n'empêche que l'objectif était atteint : je me suis retrouvé définitivement hors circuit. Après ma mise à l'écart, il devenait plus facile de se débarrasser de Danièle Zucker, la profileuse qui avait ouvert de nouvelles pistes s'inscrivant dans le droit fil de la direction prise par l'enquête avant même son arrivée et à laquelle je souscrivais -pleinement. Elle a donc été éjectée à son tour en étant de surcroît qualifiée d'« escroc intellectuel » par Christian De Valkeneer, qui était à cette époque procureur du Roi de Charleroi et avait la mainmise sur la cellule Brabant wallon.
Certes, ce jugement rétablit en votre faveur une certaine vérité, mais il ne dit rien au sujet de ce que vous dénoncez : votre éviction de la CBW, qui a causé votre fin de carrière prématurée.
Il est clair qu'on m'a volé ma fin de carrière et ça, rien ne me le rendra. On m'a également empêché de poursuivre l'enquête dans une direction initiée à l'époque de Jean-Claude Lacroix (président du tribunal de première instance de Charleroi en charge de la direction de l'enquête jusqu'à sa retraite en 2007, NDLR), et qui s'avérait prometteuse. La méthodologie de travail mise en place, confortée par les techniques de profiling apportées par Mme Zucker à partir de 2007, laissait entrevoir des résultats intéressants. Tout cela a été complètement abandonné après notre départ.
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Quelle était cette nouvelle direction d'enquête ? En quoi différait-elle de ce que vous aviez fait depuis le milieu des années 1980 ?
Durant près de vingt ans, nous avons investigué quantité de pistes : la filière boraine, les bandes De Staercke et Haemers, les ballets roses, Gladio, la Sûreté de l'État, le WNP, Latinus, Mendez, Bultot, Bouhouche-Beijer, l'extrême droite, la CIA, et j'en oublie. À chaque fois, on s'est retrouvés dans une impasse. Alors, au début des années 2000, avec le président Lacroix et le juge d'instruction Raynal, nous avons pensé qu'il fallait envisager de nouvelles options. Nous nous sommes d'abord tournés vers deux Français, le général Louis Crocq et Jean-Pierre Bouchard, experts respectivement du terrorisme et du comportement criminel. Après avoir étudié le dossier, l'un et l'autre ont conclu que les motivations des tueurs du Brabant n'avaient rien d'idéologique ou de politique. Pour autant, ils ne les voyaient pas appartenir au grand banditisme. Ils nous disaient d'orienter nos recherches vers des individus marginalisés, déterminés, froids et brutaux. Ensuite, nous avons sollicité l'analyse de la Sûreté du Québec. Grâce à leur maîtrise de la géomatique, nous avons pu délimiter précisément la zone de confort des tueurs. Mais, surtout, les Québécois aussi sont arrivés à la conclusion que nous ne devions pas chercher des auteurs appartenant à un groupuscule d'extrême droite, ni à une quelconque organisation terroriste ou clandestine. Pour eux, nous avions affaire à des personnages dont le profil correspondait à celui décrit par Crocq et Bouchard. À partir de là, pour nous aider à creuser cette piste, nous avons fait appel à Danièle Zucker. Sa formation de profileuse, acquise au Canada et aux États-Unis auprès des meilleurs dans cette discipline, lui permettait de mettre à notre service des compétences qu'on ne trouvait pas en Belgique. De 2007 à 2010, elle a examiné en profondeur l'ensemble des faits de la première vague des tueries, celle de 1982-1983. Le résultat qu'elle a produit allait également dans le même sens que les observations des Français et des Québécois. En bref, elle désignait un groupe d'auteurs psychopathes, dépourvus d'idéologie, sans liens serrés entre eux, opportunistes et mus par l'avidité. Afin d'exploiter tout ceci suivant la méthodologie proposée par Danièle Zucker, nous avions devant nous un travail de fourmi. De nombreuses vérifications devaient être accomplies et pour ce faire, nous avions besoin de toutes les ressources policières disponibles à la cellule. J'ai donc réclamé des moyens pour poursuivre dans cette direction. Dès ce moment, je suis devenu gênant.

Danièle Zucker avait mis en évidence une piste (révélée par Paris Match en 2012) menant en Suisse, vers un suspect qu'elle et vous avez été auditionner sur place. C'est notamment cette piste que Christian De Valkeneer a décriée dans l'émission de la RTBF, ainsi que la manière dont vous l'aviez exploitée.
Oui, mais cette piste, certes très intéressante, n'était qu'un élément d'un travail dont la vertu principale, selon moi, a été de combler en partie les multiples lacunes de l'enquête à ses débuts, relevées par les Québécois. Selon eux, ces manquements (auditions mal menées, absence de recoupements, etc.) polluaient le dossier au point de le compromettre. Grâce à la méthode de Danièle Zucker, nous avons pu entendre des témoins de première main qui ne l'avaient jamais été en trente ans ! C'est le cas, parmi d'autres, de la gérante de l'épicerie Piot, à Maubeuge, où a eu lieu le premier fait des tueries. Ou encore du propriétaire du garage où avait été volée la Santana ayant servi lors du braquage de l'armurerie Dekaise à Wavre. Tout cela nous a permis de tirer des enseignements précieux sur le mode opératoire des tueurs.
Dans ce cas, pour quel motif aurait-on voulu vous pousser vers la sortie, de même que Danièle Zucker ? Fallait-il enterrer vos pistes pour privilégier celles à caractère « politique », visant le terrorisme d'extrême droite ?
Je ne crie pas au grand complot. Néanmoins, j'observe que, dès le moment où j'ai exprimé le souhait que toute la cellule change de cap, conformément à la réorientation de l'enquête, mes ennuis judiciaires ont subitement commencé. Ensuite, j'ai été dégagé et Danièle Zucker également. Or, depuis, la thèse du terrorisme d'extrême droite et ses différentes déclinaisons constituent à nouveau l'axe principal d'enquête. Cette piste n'a du reste jamais été totalement délaissée. Elle avait d'ailleurs les faveurs d'Eddy Vos, qui codirigeait la cellule avec moi à l'époque. Cela faisait l'objet d'une confrontation de points de vue entre nous. Depuis qu'il est parti lui aussi, le débat est terminé. Ceux qui nous ont succédé voici plus de dix ans n'ont cessé de fouiller là où moi et d'autres anciens l'avons fait durant deux décennies. C'est comme ça qu'on nous a ressorti les suspects de toujours et quelques nouveaux, soi-disant du même acabit : les Éric Lammers, Michel Libert, Christian Smets, Madani Bouhouche, Robert Beijer, Jean-Marie Tinck, Christiaan Bonkoffsky, etc. Pour quels résultats ? Manifestement, aucun.
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Ces « pistes historiques » ne méritent-elles pas d'être à nouveau creusées ? N'ont-elles pas été manipulées, voire escamotées autrefois ? Des pressions n'ont-elles pas été exercées sur les enquêteurs, dont vous étiez ?
Jamais, en aucune façon, je peux en témoigner. La direction d'enquête actuelle est allée jusqu'à accuser de manipulation les ex-collègues de la cellule Delta de Termonde (Paris Match du 10 novembre 2015), mais c'est du délire ! Des pressions ? Lorsqu'il instruisait le dossier Bouhouche-Beijer à Nivelles, Luc Hennart est allé perquisitionner la Sûreté de l'État et pas qu'à moitié, je vous l'assure. Ça avait fait scandale, mais rien ni personne ne nous a empêché d'avoir accès à toutes les saisies. Concernant Bouhouche-Beijer toujours, la cellule Mendez a travaillé sans entraves, et en ne lésinant pas non plus sur les recherches.
Êtes-vous intellectuellement opposé à l'hypothèse des tueurs « idéologisés » versus celle des « prédateurs » chère à l'ancien procureur du Roi de Nivelles, Jean Deprêtre ?
Absolument pas. J'ai longuement enquêté sur toutes les pistes sans a priori, en gardant l'esprit ouvert et en m'en tenant strictement aux faits. Ce sont justement les faits, reconsidérés avec l'aide d'experts de premier plan, qui ont conduit le juge Lacroix, moi-même et d'autres à voir le dossier sous un autre jour.
Parlons de Robert Beijer, qui se retrouve pour la énième fois la cible des enquêteurs. Vous l'avez vous-même beaucoup pratiqué. Qu'en pensez-vous ?
Ça, pour avoir pratiqué Robert Beijer, je l'ai pratiqué ! Beijer, pour le dire trivialement, est un raconteur de carabistouilles de première catégorie, un type qui s'est toujours fait mousser. Et plus encore depuis qu'il s'est mis en tête de vendre des livres. Par conséquent, il raconte des trucs croustillants pour mieux assurer sa propre promo, mais dans son bouquin « Le Dernier Mensonge », qu'apprend-on concernant le dossier des tueurs ? Rien du tout. S'agissant de ses liens hypothétiques avec les tueries, il a toujours été constant dans ses déclarations, niant toute implication. Ceci étant, ce n'est pas parce qu'il le dit qu'on doit le croire, bien entendu. Mais les investigations menées à son sujet pendant des années n'ont jamais rien mis au jour. En fin de compte, Beijer agit un peu à la manière de Jean Bultot (ancien directeur adjoint de la prison bruxelloise de Saint-Gilles, un temps suspecté dans les tueries du Brabant, NDLR) qui, tout comme lui, était persuadé qu'on lui avait fait un enfant dans le dos en cherchant à l'impliquer à toute force dans les tueries. Tous deux ont donc essayé sans relâche de comprendre qui pourrait être derrière cette tentative, en échafaudant des scénarios alimentés par leur connaissance de faits et de personnes appartenant aux cercles très souvent sulfureux dans lesquels ils avaient évolué l'un et l'autre. Ce faisant, ils n'ont fait qu'accroître les soupçons à leur égard. Mais, je le répète, rien n'a jamais permis d'établir un quelconque lien solide entre Beijer et les tueurs du Brabant.

Comment dès lors expliquer que l'équipe actuelle d'enquête aille de nouveau renifler sa piste ? Veut-elle fermer définitivement cette porte ?
Je ne suis plus dans l'enquête depuis longtemps et je ne peux donc écarter la possibilité que de nouveaux éléments les conduisent à réinterpeller Beijer. Toutefois, compte tenu de ma connaissance du dossier et, singulièrement, du cas Robert Beijer, de même qu'en raison de l'orientation prise par la cellule pour les raisons déjà évoquées, je crois qu'ils perdent leur temps avec lui. J'ai toutes les raisons de penser qu'ils sont allés en Thaïlande non pas pour fermer une porte, mais plutôt pour l'ouvrir alors qu'elle était close. Le problème, voyez-vous, c'est qu'on parle de faits qui remontent à quarante ans. Ces faits, ainsi que les acteurs et les témoins qui y ont été mêlés à l'époque, pour les enquêteurs actuels, ce n'est rien d'autre que du papier. Moi, je les ai tous vécus et rencontrés à ce moment-là. Ça change beaucoup de choses.
À vous entendre, la cellule d'enquête s'attacherait à faire correspondre des faits qu'elle méconnaît avec ses propres hypothèses.
C'est exactement ça. Ceci dit, à leur décharge, il est logique que les faits du dossier leur échappent en partie, et pas seulement parce qu'ils n'étaient pas là en 1985. Comme je vous l'ai expliqué, les Québécois nous ont fait la démonstration que l'enquête comportait trop de lacunes pour pouvoir en tirer quelque chose. Imaginez que c'est avec Danièle Zucker que nous avons réalisé pour la première fois la reconstitution de l'attaque chez Dekaize, trente ans après le braquage ! J'entends encore les confrères de la Sûreté du Québec me dire : « Vous ne connaissez pas vos faits. Par conséquent, vous ne trouverez jamais, parce que vous ne savez pas qui vous cherchez. »