Caroline Poiré (Defendere) : "L'action judiciaire n'est pas toujours la réponse à une réparation de violence sexuelle"
Bienvenue dans notre rubrique « Tout feu tout femme » ! Chaque mois, Parismatch.be part à la découverte d’une femme inspirante tous secteurs d’activités confondus. L’invitée nous parlera d’elle mais également… d’elles. Et de leurs places dans le monde d’aujourd’hui. De l’urgence de leurs combats et d’autres luttes pour toujours plus d’inclusion dans la société.
- Publié le 24-11-2022 à 10h50
- Mis à jour le 25-11-2022 à 10h56
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Par Laurent Depré
Au début de l'année 2022, après pratiquement vingt années d'exercice du métier d'avocate en droit pénal général et spécial, Caroline Poiré fondait l'association DEFENDERE. Un association spécialisée dans la défense des victimes de violences sexistes et sexuelles. Son domaine d'expertise s'est largement étoffé au fil des années au contact de telles affaires.
C'est donc le regard perçant sur ces thématiques lourdes qu'elle nous a accordé une interview et confirmé sa volonté de se battre encore et toujours. «Ma fille de 15 ans m'inspire énormément» nous a-t-elle expliqué. «Cette jeune génération est plus forte qu'on ne le croit !» L'avocate insiste aussi sur le fait de ne pas prendre toute la lumière sur elle. «Je relaie les combats, les interrogations, les idées de nombreuses associations qui luttent aussi au quotidien pour améliorer la situation !»
Parismatch.be. Caroline Poiré, expliquez-nous pourquoi il était primordial de lancer cette association DEFENDERE. Simple réponse à une demande en croissance ?
Caroline Poiré.«Tout d'abord une petite anecdote en préambule… Le nom vient en fait de mon histoire familiale. Mon arrière-grand-père était gouverneur du Congo à l'époque coloniale. Une histoire dont je ne suis pas spécialement fière et que je n'ai d'ailleurs jamais cherché à connaître. Cependant, lorsqu'il est revenu en Belgique, il a reçu le titre officiel de 'Defendere Oppressos'. En cherchant un nom un peu différent pour l'association, j'ai opté pour celui-là. Mais j'ai banni la notion d'opprimées car je ne vois pas les victimes comme cela. Je veux au contraire qu'elles retrouvent le pouvoir.
La création de l'association est partie d'une inquiétude. Ce large mouvement de libération de la parole des femmes implique une capacité à pouvoir recevoir cette parole. À mes yeux, il était important qu'elles soient accompagnées dans cet acte. Elles l'étaient déjà par un certain nombre d'associations parmi lesquelles SOS Viol. Et je voulais qu'elles le soient également par le barreau qui représente quand même un rouage important de l'appareil judiciaire. Je voulais que les victimes puissent passer la porte d'un bureau d'avocat(e)s et se retrouver dans un milieu sécurisant, bienveillant et formé pour recevoir cette parole. Personnellement, je me suis formée seule car c'est pour l'heure inexistant au sein du barreau. J'ai beaucoup lu, je me suis informée pour éviter cette victimisation secondaire. On ne reçoit pas une victime d'un viol comme une victime d'un vol. Il faut de l'empathie, une connaissance de la matière, une sensibilité et un véritable engagement ! «
En préambule, pourriez-vous nous donner quelques chiffres-clés des activités de Defendere ?
«Sur une année, j'ai eu une centaine d'ouvertures de dossiers. Il s'agit essentiellement de viols sur mineures et sur majeures. La majorité des victimes connaissent leur agresseur. On est dans l'univers du travail, dans le milieu familial, au sein du couple, dans un centre sportif… Il y a beaucoup de faits d'incestes aussi. Pour le moment, environ 30% de ces dossiers terminent devant une juridiction correctionnelle. Et les 70% font l'objet d'un classement sans suite pour diverses raisons : absence de preuve, prescription des faits, auteur non identifié… «

Et sur les 30% de plaintes, combien se scellent par une condamnation effective ?
«Pour les dossiers qui atterrissent devant les tribunaux correctionnels, il y a une majorité de condamnations, même si l'acquittement peut aussi intervenir. Le parquet avant de poursuivre devant les tribunaux correctionnels examinent les chances de condamnation. Pour ce faire, il prend en compte non seulement l'existence ou non de preuves mais aussi la victime, à laquelle il ne veut faire infliger un acquittement. Je crains malheureusement que notre système pénal ne soit pas toujours adapté à ces dossiers de «parole contre parole».»
Pourquoi ne l'est-il pas ?
«Notre système pénal a pour unique objectif celui de punir. Il est centré sur l'auteur de l'infraction. Lorsqu'une victime de viol dépose plainte, elle est dépossédée de son histoire au profit de l'autorité judiciaire qui décidera ou non de poursuivre. En cas de procès, la victime est rappelée pour venir se greffer à la procédure au pénal. Lors des audiences, chaque partie reste dans un rôle bien défini. Le but n'est pas de réparer la victime mais de punir l'auteur.
Alors, aujourd'hui, on parle souvent de justice restaurative. C'est une justice qui veut que la victime soit à la base du dialogue avec l'auteur des faits sans intermédiaire. C'est un mode alternatif qui pourrait se mettre en place sans même l'intervention du législateur. Une association telle que Médiante travaille en ce sens à la demande de la victime. Cette dernière attend qu'elle soit reconnue en tant que telle mais aussi que l'auteur reconnaisse les faits. Or, dans le système actuel, un auteur aura comme réflexe de nier les accusations dans la majorité des cas puisque tout est fait pour le punir. S'il y a aveux, il y aura de la prison. Donc, il se mure dans le silence. C'est cet engrenage que la justice restaurative entend limiter. On peut commuer de la prison ferme en autre chose. Et communiquer cette possibilité à l'auteur des faits… C'est peut-être à intégrer dans notre arsenal juridique.»
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Vous dites aussi que, pour l'heure, en matière d'affaires de violences sexuelles, le code judiciaire crée une différence de traitement en fonction de la géolocalisation du tribunal compétent. Avec, pour conséquence, un manque de sécurité juridique pour les personnes victimes de ces violences. Concrètement, une personne victime de viol à Nivelles bénéficiera de moins de garanties qu'une personne victime de viol à Bruxelles.
«Notre demande est qu'il y ait dans chaque arrondissement judiciaire un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et intrafamiliale. Nous avons essuyé un refus du ministre de la Justice,Vincent Van Quickenborne. Selon lui, ce n'est pas organisable dans certains arrondissements par manque d'affaires. Mais pourquoi ne pas imaginer une audience mensuelle qui regrouperait les affaires auprès d'un tribunal spécialisé et à trois juges ? «
Il y a quelques mois, dans une interview au journal L'Echo vous déclariez la chose suivante : comment s'étonner que des victimes de violences sexuelles ignorent la justice, lorsque la justice elle-même ignore les victimes de violences sexuelles? C'est terrible comme constat… (Ndlr : l'avocate se positionnait dans la cadre du procès Depp – Heard)
«À partir du moment où 53% des plaintes déposées sont classées sans suite, les autorités judiciaires ne doivent pas s'étonner que les victimes utilisent d'autres canaux pour libérer leur parole. Ceci dit, je ne veux pas non plus dépeindre un tableau trop sombre. En Belgique, de nombreuses choses sont faites. Je pense au plan d'action de laSecrétaire d'État à l'Egalité des genres, à l'Egalité des chances et à la Diversité, Sarah Schlitz. Il y a également un meilleure prise en charge au niveau des commissariats et des CPVS (Ndlr:Centre de Prise en charge des victimes de Violences Sexuelles).»
Pouvez-vous nous parler du concept inconscient de « victime parfaite » dans ce genre de cas de violence sexuelle et/ou conjugale ? Et pourquoi c'est assez pervers et dangereux.
«Cela part d'un autre terme, que je n'aime pas beaucoup, et qui est celui de 'culture du viol'… C'est pouvoir déconstruire les stéréotypes malheureusement encore très présents dans notre société. L'un d'eux est de continuer de croire que le viol se déroule toujours dans une ruelle sombre par un homme inconnu… La plupart des plaintes proviennent de victimes d'hommes issus de classes et de professions très variées. C'est aussi ce fantasme que le violeur ne peut pas être un homme «normal». Et la notion de «victime parfaite» participe à ces idées. La victime parfaite est celle qui va immédiatement porter plainte et se rendre également dans un CPVS dans la foulée. Mais c'est bien entendu oublier totalement que, dans la majorité des cas, les femmes connaissent leur agresseur et qu'elles ont peur des conséquences d'une plainte… Je rappelle au passage qu'il a fallu attendre 2022 pour que les infractions à caractère sexuel deviennent des infractions contre des personnes et plus des infractions contre l'honneur et l'ordre des familles !»
Pour utiliser une expression du jargon judiciaire, quelle est votre intime conviction sur la capacité de notre société, et des hommes en particulier, à modifier leur comportement envers les femmes dans le futur…
«Alors je vais vous répondre que je suis extrêmement optimiste. Je crois très fort en nos jeunes générations qui sont dès le plus jeune âge sensibilisées à ces problématiques de violences sexistes et sexuelles. Des agressions qui existeront toujours et ne seront jamais totalement éradiquées. Mais les hommes se responsabiliseront davantage, c'est certain. Cela passe de toute façon par l'éducation. À notre génération actuelle de parents de dialoguer et de communiquer très régulièrement. J'ai un fils et une fille. Je ne veux pas responsabiliser uniquement ma fille lorsqu'elle sort. Fais attention à ceci, fais gaffe à cela… Je veux aussi faire comprendre à mon garçon combien la notion de consentement et de respect d'une autre personne sont importantes.»
Comprenez-vous que certains hommes soient allergiques à la notion de «déconstruction» qu'on leur propose ?
«Selon moi, il était inévitable de passer par des mouvements protestataires parfois extrêmes pour revenir ensuite à une certaine normalité. Je peux comprendre que certains hommes se sentent particulièrement oppressés par ces mouvements. Il y a eu aussi une oppression de la femme pendant de très longues années. En même temps, l'homme qui se sent déconstruit parce qu'on lui demande simplement de respecter le consentement de la femme n'a probablement rien compris au message…»
Réactions sur 3 faits d’actualité

Un regard sur le coup d'envoi d'un grand rendez-vous planétaire qui a été donné au Qatar ? On parle d'absurdité écologique, des conditions de travail et de vie dramatiques de milliers d'immigrés… On oublie que les femmes y vivent clairement sous tutelle masculine !
«Pas besoin d'en parler des heures… Mais merci de le souligner ! Je vais simplement vous dire que je me sens privilégiée de pouvoir exercer mon métier dans un pays qui prend en considération la place de la femme dans la société. Ce qui est loin d'être le cas dans ce pays-là…»
L'inculpation de l'échevin schaerbeekois Michel De Herde, tout en gardant en tête la présomption d'innocence, est basée sur des accusations d'une autre échevine de la commune d'attentat à la pudeur pour des faits commis en octobre 2021. Soulagée, l'échevine parle du «parcours du combattant» qu'elle a dû suivre pour faire reconnaître ses droits.
«Attention… On dit maintenant, c'est récent, 'atteinte à l'intégrité sexuelle'. Je dis toujours lorsqu'une victime vient me voir : la voie judiciaire n'est pas la voie absolue. Je ne pousserai jamais personne à déposer plainte. Il y a d'autres moyens d'aller mieux et de faire face à son traumatisme. Des clientes ont pris la voie artistique ou celle de l'écriture. Cela peut aussi être un soutien psychologique. La victime garde une grande responsabilité lorsqu'elle dépose plainte : elle doit prouver que c'est la vérité ! On ne va pas la croire comme moi ou les associations le faisons. L'ensemble des vérifications des dires de la victime prend énormément de temps. La machine judiciaire est lourde et gourmande en ressources humaines. Donc, grâce à DEFENDERE, je veux qu'elles soient informées de ces longueurs ainsi que des risques de classement sans suite… Si on y va, elles doivent avoir tous les élements en main !«
En matière de sexisme ordinaire, on imagine que le fait que Donald Trump soit officiellement candidat à l'élection présidentielle de 2024 ne vous remplit pas de bonheur…
«(Ndlr : Elle lève les yeux au ciel et souffle…) Non vraiment, rien à ajouter…»
Du tac au tacte !

Un film ou une série de référence qui aborde ces thématiques ? La servante écarlate, c'est très percutant.
Une femme qui a inspiré ou qui continue à inspirer vos combats ? Gisèle Halimi, Delphine Boël dont j'ai un tableau au cabinet intitulé «Never Give Up» et… ma fille de 15 ans que je trouve très forte.
Victime ou témoin de sexisme, quelle est votre première réaction ? Appliquer la technique des cinq D : distraire, déléguer, documenter, diriger, dialoguer.
Une note sur dix pour la Belgique en matière de protection de la femme ? «Je dirais 8/10 mais depuis peu de temps… Les structures d'accueil ont bien été renforcées mais maintenant il est urgent de donner plus de moyens fianciers à la justice. «