Esmeralda de Belgique : « Il y a trop d’années que notre monde est blanc alors que le Blanc représente 12 % de la population mondiale »
«Taxer de « woke » tout ce qui concerne les luttes contre les discriminations et injustices est une tactique qui relève de l’extrême droite.» Journaliste, auteure et militante engagée pour le climat, la défense de la femme et des droits indigènes, la princesse Esmeralda, nous a accordé un long entretien dans lequel elle aborde des thèmes qui la font vibrer. Elle évoque entre autres la place des statues mémorielles, la lutte contre l’hégémonie blanche, la «cancel culture», le racisme structurel et diffus et le néo-colonialisme qui continue de sévir sur les continents africains, sud-américain et asiatique sous la forme d’exploitation des ressources.
- Publié le 20-06-2022 à 07h32
- Mis à jour le 20-06-2022 à 14h00
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La visite royale en République démocratique du Congo qui s’est déroulée du 7 au 13 juin marquait le 60e anniversaire de l’indépendance du Congo. La restitution d’objets au Congo était entre autres au programme de cet événement historique. Des étapes importantes ont été franchies ces dernières années dans le travail de mémoire collective au niveau belge. Une réflexion est notamment en cours depuis plus d’un an et demi au Parlement fédéral sur le passé colonial de la Belgique. Nous évoquons ces points et d’autres avec la nièce du roi Philippe.
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En mars dernier, lors d’un entretien sur RTL-TVI, vous aviez confirmé votre position quant aux statues de Léopold II, que vous souhaitiez voir retirées de l’espace public. Ces symboles de l’oppression, de la domination coloniale sont blessants pour les communautés qui subissent le racisme, avez-vous souligné par ailleurs. Votre réflexion aujourd’hui est la même ? Etes-vous toujours favorable au déboulonnage des statues mémorielles?
Princesse Esmeralda. Je suis favorable en tout cas au déboulonnage symbolique. Tout au long de l'histoire, on s'est toujours attaqué aux statues lorsqu'il y avait un changement. La destruction ou le déboulonnage de statues traduit un sentiment de colère. C'est un symbole de ce ressenti que je comprends parfaitement mais il faut aller au-delà. Déboulonner les statues ne va pas en soi régler les choses.
Vous dites néanmoins avoir bien intégré, compris cette colère. Il faut parfois ruer dans les brancards, vous l’avez fait vous-même en manifestant avec Extinction Rebellion.
Oui. Il vaut mieux placer les statues dans les musées que les détruire mais je comprends les réactions épidermiques, cette colère je peux vraiment la comprendre. Il faut parfois des gestes forts pour faire bouger les choses. Ceux qui déplorent le vandalisme n'ont pas toujours suffisamment élevé la voix sur tous les crimes du racisme.
J'étais au Royaume-Uni quand la statue d'un des grands marchands d'esclaves a été détruite à Bristol. (En juin 2020, la sculpture d'Edward Colston, qui faisait controverse depuis des années, avait été déboulonnée lors de manifestations du mouvement en réaction à la mort de George Floyd. Elle a été remplacée par celle d'une manifestante de Black Lives Matter. NDLR) On peut donc comprendre que les membres de ces communautés voient avec une colère incroyable que la statue d'un de ces marchands qui, certes, avait donné de l'argent à Bristol, mais à quel prix… Quand on sait comment il avait bâti sa fortune… Il y a des millions d'esclaves qui ont fait l'objet de trafic et sont morts dans l'Atlantique. L'ultime injure étant que lorsque l'esclavage a été aboli, ce sont les marchands d'esclaves qui ont été dédommagés!
Mais au-delà du démontage des statues, vous préconisez d’abord l’explication de texte, pas seulement in situ, mais en amont.
Je pense que les statues devraient se trouver dans les musées, accompagnées d'explications. Elles n'ont pas leur place dans l'espace public. Dans le cas des statues de Léopold II par exemple, il faut évoquer le rôle de la Belgique, parler du Congo et des crimes qui y ont été commis. Il faut évoquer l'histoire de ces statues, analyser le contexte dans le cadre du système éducatif. Il faut parler de la colonisation dans tous nos pays européens. Pas seulement du point de vue européen mais sous l'angle de ceux qui l'ont subie et qui en ont pâti.
On a beaucoup parlé d'un changement dans l'enseignement. La symbolique des statues pourrait être acceptable avec une explication si au moins tout le reste était parfait. Mais c'est évidemment loin d'être le cas. Le plus important, c'est l'éducation, la façon dont on enseigne aux jeunes le passé. Cela fait des années qu'on traite mal le sujet, voire pas du tout. C'est le cas dans tous les pays européens. C'est seulement depuis ces dernières années que les choses ont commencé à changer.
Vous avez dit aussi qu’il fallait plus de transparence, faire plus dans l’éducation pour que l’on sorte de cette nostalgie qui a aseptisé notre époque coloniale.
Chaque figure historique a des facettes différentes et on a besoin des les connaître. Des personnages notoires tiennent une grande place dans l’espace public peuvent heurter les consciences. Tous ceux qui sont de victimes de ces personnages, qui ont souffert de certains régimes, la diaspora etc trouvent légitimement pénible de voir sacralisées de telles figures sans la moindre explication.
Chaque année à l'anniversaire d'Elizabeth II, une liste de titres sont décernés à des citoyens. Les récompenses royales incluent par exemple un Commandeur de l'Ordre de l'Empire britannique. Le public s'interroge: comment est-il possible qu'on parle encore de «l'Empire britannique»?
Les exemples de symboles à désacraliser ou du moins remettre en perspective sont omniprésents. Certains d’entre eux ont été “maquillés”, édulcorés comme vous le soulignez. Quel exemple vous a le plus marquée au Royaume-Uni notamment ?
Chaque année à l’anniversaire d’Elizabeth II, une liste de titres sont décernés à des citoyens. Cette année par exemple, pour le jubilé de platine, les récompenses royales les plus élevées incluent un Commandeur de l’Ordre de l’Empire britannique (Avnish Mitter Goyal, président de Care England, pour ses services. à la protection sociale et à la philanthropie). Le public s’interroge: comment est-il possible qu’on parle encore de «l’Empire britannique»? Nombreux sont ceux qui souhaitent que cette appellation change. La nostalgie existe encore et elle est évidemment nocive. Car la notion d’empire, qui apparaît là complètement édulcorée, s’accompagne naturellement de tous ces crimes qui ont été perpétrés en son nom…

Vous aviez déclaré notamment dans le Brussels Times qu’il fallait plus largement «retirer les statues» qui «glorifient les hommes qui étaient les suprémacistes blancs et ont apporté la mort et la souffrance aux personnes originaires de si nombreux pays en Afrique, Asie et dans les Amériques». Vous avez évoqué le cas des descendants d’esclaves notamment. Cela nous renvoie bien sûr à l’affaire George Floyd qui fit exploser l’opinion publique aux États-Unis. À travers le monde, les statues et monuments représentant des figures majeures du colonialisme et la traite d’esclaves sont devenus la cible des manifestants contre le racisme et la discrimination. Les choses évoluent-elles suffisamment vite ? Les quotas sont-ils utiles pour lutter contre le «white power», l’hégémonie blanche que vous dénoncez depuis longtemps?
Entre 2020 et 2022, il y a eu un grand vent de révolte avec marches Black Lives Matter etc, ça a éveillé les consciences, pas seulement aux États-Unis mais en Europe aussi. Le fait d’avoir des statues de colonisateurs et en l’occurrence de Léopold II fait évidemment partie de l’hégémonie blanche. L’espace public est occupé par nos statues de colonisateurs, par nos marchands d’esclaves. Pour les minorités, c’est douloureux car il n’y a pas de contrepartie, il n’y a pas de monuments aux esclaves, aux colonisés.
Malheureusement dans toute la société, on retrouve le racisme et le manque de diversité. Des efforts ont été fournis dans la presse en 2022 notamment. Comme dans le cinéma par exemple, où les Oscars tentent de rectifier le tir.
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Ce racisme structurel le retrouve-t-on autant dans une ville comme Londres, qui affiche en surface une forme de tolérance que dans d’autres capitales européennes par exemple?
Certes, Londres est une ville plus cosmopolite que la moyenne. Mais malheureusement les apparences sont trompeuses. Des enquêtes publiques ont été menées qui ont produit des résultats catastrophiques. Le racisme est vraiment structurel, institutionnalisé. Ce racisme et ce manque de diversité se retrouvent notamment dans la justice, la police, la politique…
Ce racisme est-il plus prégnant au Royaume-Uni qu’en Belgique à vos yeux ?
La Belgique est un territoire plus petit mais on y retrouve aussi des cas de violence policière et de discrimination. Dans un pays grand comme les États-Unis, entre autres, ces bavures sont statistiquement nombreuses et sautent aux yeux, c’est un peu plus déguisé dans nos pays européens. Par ailleurs, nous parlons de racisme ouvert, “éclatant”. Mais il y a aussi beaucoup de racisme inconscient. Le monde en est pétri. Ça touche énormément de gens. On le perçoit dans le cadre récent de la guerre en Ukraine. L’Europe accueille à bras ouverts les réfugiés ukrainiens, c’est formidable bien sûr de la part de ceux qui accueillent, mais on n’a pas le même élan pour les réfugiés de Syrie, de Libye, de Somalie… C’est est douloureux pour tous ces réfugiés qui sont en attente aussi. C’est la trace d’un racisme inconscient, il y a beaucoup de réflexes inconscients qui peuvent faire souffrir. C’est un racisme subtil, que l’on retrouve dans les médias, dans la création, dans la culture, dans la façon dont on parle des minorités.
Par ailleurs, on accueille plus facilement des femmes, faut-il y voir une forme de paternalisme latent ?
Il faut surtout je pense épingler la différence entre l’accueil d’une femme somalienne et ukrainienne.

La question de la reconstitution du patrimoine culturel des États d’origine liés au passé colonial par la restitution des objets aujourd’hui propriété des États se pose de plus en plus dans le débat public national et international. Quelle est la situation au Royaume-Uni ?
Il faut, je le redis, de l’éducation, de la transparence, des réparations. La restitution d’objets d’art volés en fait partie. Des dizaines de milliers de sculptures, d’objets, de masques volés ou acquis de manière douteuse se trouvent dans les musées européens et américains et chez des collectionneurs privés. Trois mille bustes du royaume du Benin (ancienne partie du Nigeria) ont été volés dont 40% sont au British Museum qui n’a toujours pas déclaré une quelconque volonté de restitution, au contraire de musées français, allemands et belges. Pour synthétiser la situation, je dirais que la Belgique est nettement plus en avance sur ces questions.
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En amont de la visite d’État des souverains belges au Congo, on a rappelé que les relations bilatérales entre les deux pays ont «pris un nouveau tournant» depuis la lettre historique que le roi Philippe avait adressée au résident congolais Felix Tshisekedi, à l’occasion du 60ème anniversaire de l’Indépendance.
Ce qu’avait dit le Roi était naturellement un premier pas significatif mais il est évident aussi que ces mots étaient insuffisants étant donné le passé. Cela dit, son récent discours, celui du 8 juin, marque une étape très importante. C’est la première fois qu’un roi des Belges critique le régime colonial. Il est important sur cette question néanmoins de ne pas isoler la Belgique en la pointant du doigt. C’est en effet un problème que connaissent tous les pouvoirs coloniaux européens. Nous sommes au XXIe siècle, il est temps de changer de discours, de manière de voir les choses. Pour clôturer clairement ce passé douloureux, ses crimes, ses exactions, il est crucial que les pays européens dont la Belgique reconnaissent leur responsabilité et présentent des excuses.
Vous aviez dit également, à la RTBF, que c’est le gouvernement qui doit prendre la décision de ces excuses à présenter, rappelant que le souverain ne pourrait en prendre seul l’initiative bien sûr. Vous avez ajouté qu’il serait «évidemment très fort si le gouvernement et le Roi le font ensemble étant donné le côté personnel de la famille royale dans ce débat.»
Il est évident que pour les Africains, ces excuses sont quelque chose de fondamental. C’est très important moralement. Il y a un problème de réparation. On parle souvent de gros sous, or les conséquences de ce type d’exactions sont impossibles à évaluer. Comment quantifier ce qui a été commis et ce qui a été enlevé aux populations locales, tant psychologiquement que physiquement, matériellement que culturellement, etc.
Leur avenir s’en est vu ralenti brutalement, leur devenir bafoué, compromis pour des décennies.
De fait. Les excuses morales et éthiques, on a vu cela dans de nombreux cas. L’Allemagne a présenté des excuses quant à l’Holocauste, le Pape l’a fait à l’égard des Juifs, l’Église catholique a fait un mea culpa par rapport au traitement des femmes. Rappelons-nous aussi de l’exemple très important de l’Australie qui, en 2008, a présenté des excuses vis-à-vis des aborigènes. Avec cette reconnaissance de tous les crimes qui avaient eu lieu, l’État a vraiment marqué un moment fondamental pour les peuples premiers d’Australie.
Il y a là, bien au-delà du sens strict du terme «excuses», qui peut paraître, pris au pied de la lettre, réducteur, quelque chose de moral qui peut permettre de tourner la page. Il existe un nombre énorme de pays colonisés qui ont cette blessure profonde et recevraient ces excuses avec bonheur.
Certaines personnalités publiques, politiques, ont avancé que le terme «excuses» peut paraître facile, voire «léger». D’autres ont estimé qu’elles ne pouvaient tout légitimer. La sémantique est aussi au coeur de la diplomatie.
Il y a là, bien au-delà du sens strict du terme «excuses», qui peut paraître, pris au pied de la lettre, réducteur, quelque chose de moral qui peut permettre de tourner la page. Il existe un nombre énorme de pays colonisés qui ont cette blessure profonde et recevraient ces excuses avec bonheur. D’ailleurs ce sont ceux qui reçoivent les excuses et non ceux qui les présentent qui doivent estimer si elles sont nécessaires or nombreux sont les anciens pays colonisés qui les demandent!
C’est le contexte historique à “remettre en perspective” qui domine souvent parmi les raisons ou prétextes à un vocabulaire trop pesé et à des excuses pas toujours clairement formulées.
Qu’importe le contexte historique, on parle de crime qui ont été commis, normal qu’on présente des excuses pour aller vers une meilleure collaboration et une façon de vivre et travailler ensemble. Si notre société était parfaitement diversifiée et vivant en bonne harmonie, on pourrait avancer que c’est du passé. Mais non, on voit tant d’exemples de discrimination, de racisme… Les choses seraient plus faciles s’il y avait une reconnaissance, une honnêteté.
On a souligné la modernité du roi Philippe, son ouverture lorsqu’il a exprimé les regrets évoqués plus haut. Ce n’était pas révolutionnaire mais ça a été perçu aussi comme un premier pas, très louable déjà.
C’était en tout cas une première par rapport aux chefs d’État d’autres pays qui se montrent particulièrement timides sur ce sujet. Récemment les princes William et Kate ont été fustigés aux Caraïbes… (Le 22 mars, à Kingston, capitale de la Jamaïque, on a vu le couple princier saluer des enfants retenus derrière un grillage de fer. Ils ont été accueillis par des manifestants réclamant que la monarchie britannique paie des compensations et s’excuse pour son rôle dans le commerce d’esclaves qui a amené des centaines de milliers d’Africains sur l’île pour y être réduit en esclavage». Quelque jours plus tard aux Bahamas, le Comité national des réparations de la nation insulaire leur a adressé un courrier réclamant plusieurs millions de livres en réparation de “leur rôle dans l’esclavagisme». NDLR)
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Ce voyage en amont du jubilé de platine d’Elizabeth II a fait l’objet aussi de clichés aux accents rétrogrades, traduisant à tous le moins une mauvaise communication…
Une communication terrible, pas du tout à la hauteur! On aurait dit des images sorties des années 1950, empreintes d’un paternalisme maladroit.

Quels autres chefs d’État ont eu à vos yeux le mérite de dénoncer les monstruosités du passé?
Emmanuel Macron a eu le courage de dire que la colonisation était un crime contre l’humanité. En février 2017, en visite à Alger, il avait fait polémique avec ces propos. Je pense aussi à Jacques Chirac qui avait, dans son discours de 1995 au Vélodrome d’hiver. Il y reconnaissait, c’était une première, la responsabilité de la France dans la déportation vers l’Allemagne des Juifs de France au cours de l’occupation du pays par les nazis. Mais en général, on est plus frileux par rapport à la colonisation.
En mars dernier, la statue équestre de Léopold II située sur la digue d'Ostende a été recouverte de peinture rouge par le groupe militant «De Stoeten Ostendenoare» («méchant Ostendais»). En juin 2020, celle de la place du Trône à Bruxelles avait été vandalisée. Une autre statue représentant le deuxième roi des Belges, à Auderghem cette fois, avait été attaquée aussi. Depuis février dernier, le groupe de travail bruxellois sur les symboles de la colonisation dans l'espace public a formulé des propositions, dont celle de fondre la statue de la place du Trône pour en faire un monument en l'honneur des victimes de la colonisation, ou de la déplacer. Faut-il systématiquement associer les victimes ou leurs descendants à ce type de décision?
Il devrait y avoir en effet une forme de consultation. Dans l’espace public, les assemblées de citoyens devraient avoir leur mot à dire. Il faut de vrais débats de ce type.
Aux États-Unis, le deuxième lundi du mois d'octobre est le jour de Christophe Colomb, jour marquant la «découverte de l'Amérique». Mais depuis quelque temps, on ne parle plus au niveau de certains États de «Columbus Day» mais du «Jour des Indigènes» (Indigenous Peoples' Day). Ce changement est particulièrement pertinent même si l'appellation de Columbus Day n'a pas été abolie au niveau fédéral.
Quels exemples internationaux les plus marquants à vos yeux de «déboulonnages» réussis – statues, œuvres, créations emblématiques, souvenirs historiques ?
Aux États-Unis, le deuxième lundi du mois d’octobre est le jour de Christophe Colomb, jour marquant la «découverte d l’Amérique». Mais depuis quelque temps, on ne parle plus au niveau de certains États de «Columbus Day» mais du «Jour des Indigènes» (Indigenous Peoples’ Day). Ce changement est particulièrement réussi, pertinent même si l’appellation de Columbus Day n’a pas été abolie au niveau fédéral. Qu’est-ce qui nous donnait le droit à nous, Européens, de décréter que le 12 octobre était la date de la découverte de l’Amérique alors qu’elle existait auparavant. Le côté eurocentrique a été rectifié et c’est excellent.
Faut-il renommer les lieux, réévaluer régulièrement les appellations?
Je pense qu’il est normal de le faire, les choses évoluent et les changements de noms ont eu lieu de tous temps. Il faut le faire avec justesse. Débaptiser par exemple les rues de Russie ou de Stalingrad sous le prétexte de l’invasion russe en Ukraine serait absurde car il ne s’agit pas d’une personne mais de tout un pays qui peut subir différents régimes évidemment…
De même que l’ostracisation des artistes russes…
Ça, c’est vraiment lamentable.
Que dire de la féminisation des noms de rue?
Il faut que les femmes soient davantage à l’honneur. Il y a peu de statues de femmes. Il y là, vraiment, un effort à faire. Il faut être le reflet de la société. Il y a trop d’années que notre monde est blanc alors que le Blanc représente 12% de la population mondiale. D’autre part, les femmes sont toujours un peu plus nombreuses que les hommes sur la planète, au bas mot c’est du fifty-fifty, et pourtant on ne retrouve pas l’égalité dans la représentation, ni a fortiori dans les sphères socio-économiques et culturelles. Notre société est vraiment très diversifiée et il faut que cette diversité soit représentée, visible, actée.
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Prenons l’exemple d’une statue ou de toute création qui représente un personnage sulfureux ou un point maudit de l’histoire, mais qui serait signée par un grand artiste, ou reconnue comme une œuvre importante. Pensez-vous qu’elle mérite d’être davantage protégée? Faut-il la voir comme une œuvre d’art ou un outil de glorification?
C'est une décision délicate à prendre. S'il s'agit d'une œuvre artistique importante, il est difficile d'invoquer le manque de moralité du contenu de la création par exemple, ou de son auteur. Si l'œuvre dépasse le créateur, ou dépasse la personne qu'elle représente, probablement. Prenons Richard Wagner par exemple, dont la musique a été utilisée par les Nazis. Il y a énormément de Juifs célèbres qui ont déclaré aimer Wagner, en estimant que sa musique dépasse l'utilisation qui a pu en être faite.
Cela dit, dans le débat «séparer ou pas l'homme de l'artiste» par exemple, les jeunes générations d'aujourd'hui sont nettement plus radicales. Les chanteurs ou acteurs reconnus coupables de harcèlement sexuel par exemple n'ont plus à leurs yeux voix au chapitre en termes de visibilité dans le monde culturel. Ils estiment en tout cas qu'ils ne méritent pas d'être payés grassement, de recevoir l'argent du public.
Je suis d'accord que la «cancel culture» ne peut être supportée car elle représente une censure qui n'a pas lieu d'être mais en revanche, taxer de «woke» tout ce qui concerne les luttes contre les discriminations et injustices est à mon avis une tactique qui relève de l'extrême droite.
Le terme de woke – “éveillé” – est souvent galvaudé et embrasse entre autres la “cancel culture”. Celle-ci serait, selon certains comme l’écrivain américain Doublas Kennedy, un “aveuglement”. Il dit, comme dans l’exemple de Wagner que vous avez donné: “je suis juif et je lis Céline, mais cela ne m’empêche pas de savoir que c’était un sale bonhomme! Par ailleurs, il faut replacer les écrits dans leur contexte : une phrase raciste qui date de deux cents ans doit être lue avec la nuance critique nécessaire, mais elle doit être lue”. Il dit aussi, comme d’autres intellectuels, que “l’effacement”, ou le gommage volontaire de certaines réalités historiques, est réducteur. Et souvent manichéen. Cette vision est-elle proche de la remise en contexte et de l’aspect éducatif que vous préconisez?
Ce mot a été détourné. Il traduisait l’éveil, le fait d’être conscient des discriminations. Il a été entre-temps utilisé à rebours pour en souligner l’aspect péjoratif. Les gens qui brandissent ce terme et le fustigent à tout bout de champ le font pour éviter de condamner le racisme et les injustices. Il y a une frontière fine à établir sur ce terme comme sur toute autre expression qui synthétise un mouvement large. Je suis d’accord que la «cancel culture» ne peut être supportée car elle représente une censure qui n’a pas lieu d’être mais en revanche, taxer de «woke» tout ce qui concerne les luttes contre les discriminations et injustices est à mon avis une tactique qui relève de l’extrême droite.
Peut-on se retrancher parfois derrière l’idée que l’Histoire n’est ni bonne ni mauvaise. Qu’elle n’est pas morale mais qu’elle est l’histoire?
Je suis une passionnée d’histoire. Mais je suis convaincue qu’elle doit être honnête, prendre en compte tous les points de vue. Et qu’elle évolue avec le recul.
Revenons à Léopold II et, plus largement, aux personnalités historiques controversées. Doit-on tenir compte des responsabilités directes de l’homme “derrière” le régime ou à sa tête selon les cas?
Peu importe le rôle direct ou non selon les cas de Léopold II. Il était le chef de l'État lors de la colonisation. A travers lui, c'est un système d'exploitation qu'il faut dénoncer. Des gens m'ont dit: ma famille a passé des années au Congo, ils étaient médecins, instituteurs, ont fait le bien autour d'eux… Bien sûr des gens y allaient avec les meilleures intentions mais c'est le système du colonialisme, la domination de la population, l'extraction des ressources, qui doivent être dénoncés. L'extraction des ressources a eu un impact sur l'environnement et le climat. Les effets du système colonial par l'exploitation des ressources n'ont jamais été au bénéfice des populations locales. Et ils se ressentent encore aujourd'hui.
On assiste malheureusement encore à une colonisation aujourd'hui. Il faut signaler la responsabilité des pays riches qui autorisent les multinationales implantées en Amérique du Sud, en Afrique ou en Asie à poursuivre une politique d'extraction du pétrole ou d'extraction manière et des dommages environnementaux. Ceux-ci conduisent souvent à un vrai crime d'écocide et à des violations des droits humaines et des communautés locales. C'est du néo-colonialisme et il faut le dénoncer plus que jamais.
Vous évoquez aussi la comparaison entre les flots d’argent des pays du nord vers les pays du sud dans le cadre de la coopération internationale et de l’aide au développement et ceux des pays du sud vers les pays du nord qui, curieusement, sont plus importants.
Je ne parlerai pas ici de la Belgique mais de chiffres internationaux, globaux : il y a beaucoup d'aide qui part pour l'Afrique en provenance d'Europe ou des États-Unis. Des millions d'aide au développement sont investis sur le continent africain, mais les chiffres de "retour" vers ceux qui ont fourni cette aide sont souvent deux fois plus importants.
Ce sont des aides de bonne volonté, certainement, mais, dans l'autre sens, tout ce flot qui part d'Afrique vers pays du Nord, le remboursement de la dette, est massif, que ce soit en ressources exploitées, espèces animales braconnées, tout le trafic illégal…
Le transfert d'argent de l'aide et de développement vers l'Afrique comparé aux bénéfices prélevés du continent africain par les industriels est "gagnant" pour les pays industriels.
D'après l'anthropologue britannique Jason Hickel, ce sont les pays pauvres du Sud qui «développent» les pays riches et non le contraire.
En 2015 par exemple les pays africains ont reçu 162 milliards de dollars de prêts, d'aide et d'envois de fonds par la diaspora. Mais la même année, 203 milliards de dollars ont été prélevés du continent soit directement au travers des profits rapatriés par les multinationales ou des transferts vers des paradis fiscaux, soit indirectement par le commerce illicite de bois et d'animaux ou les coûts imposés par le reste du monde pour la mitigation et l'adaptation au changement climatique. En conclusion, pour chaque dollar d'aide reçue, les pays du Sud perdent 24 dollars.
J'ai été interviewée par la BBC, des chaînes américaines etc. J'ai été contactée aussi par de nombreuses personnes d'Afrique, d'Asie etc. qui m'ont remerciée avec ferveur et assurée que c'était important pour eux qu'une personne d'une famille royale d'un pays ancien colonisateur parle ainsi.
Vous êtes membre de la famille royale, tante du roi Philippe, sœur du roi Albert, vous sentez-vous totalement libre dans ces engagements qui vous menez franc battant, qu’il s’agisse du climat au sein notamment d’Extinction Rebellion, ou de ces positions fortes que vous prenez contre la ségrégation raciale et les vestiges du colonialisme.
Je n’ai pas de liste civile et ne suis pas rémunérée par le gouvernement. Je suis donc libre. J’assume totalement mes positions et mes actions.
Connaissez-vous d’autres «royals» qui s’engagent de façon aussi prononcée?
Je suis sûre que d’autres voudraient le faire mais ils n’en ont pas toujours la liberté.
Est-il important que des membres de familles royales s’expriment avec aplomb sur ce type de thèmes?
Absolument. Il me semble très utile que des personnes comme moi en parlent.
Votre père, Léopold III, s’était rendu au Congo. Partagerait-il vos vues s’il était là aujourd’hui?
Après sa visite au Congo en 1925, il a fait un discours dans lequel il a critiqué les excès des colons et ceux des compagnies qui, sur place, profitaient de la situation. C’était extraordinaire à l’époque car on parle des années 20… Mon grand-père Albert Ier (père de Léopold III, devenu 3e roi des Belges en décembre 1909, après la mort de son oncle Léopold II. NDLR) lui avait adressé une lettre dans laquelle il disait en substance: «J’ai lu ton discours. Je t’approuve mais tu vas te faire des ennemis…»

Vos actions, notamment de terrain pour le climat, dans le cadre des manifestations d’Extinction Rebellion à Londres, et vos prises de position notamment quant au rôle de Léopold II dans le colonialisme et aux excuses qu’il faudrait selon vous que la Belgique formule vis-à-vis du Congo ont eu un impact international, même planétaire… Cela vous a-t-il surprise?
J'ai été en effet interviewée par la BBC, des chaînes américaines etc. J'ai été contactée aussi par de nombreuses personnes d'Afrique, d'Asie etc. qui m'ont remerciée avec ferveur et assurée que c'était important pour eux qu'une personne d'une famille royale d'un pays ancien colonisateur parle ainsi.
En octobre 2020, j'ai été invitée par la Commission d'Helsinki sur les droits de l'homme du Congrès américain pour parler du colonialisme, je me suis exprimée face au Congrès. C'était en pleine pandémie et ça s'est fait via Zoom. (La Commission d'Helsinki est une agence gouvernementale américaine qui contribue à la formulation de la politique américaine vis-à-vis de l'OSCE – Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe. Elle compte notamment dans ses rangs neuf membres du Sénat et neuf membres de la Chambre des représentants et œuvre pour les droits de l'homme, la sécurité militaire et de la coopération économique dans 57 pays d'Europe, d'Eurasie et d'Amérique du Nord.)
Tout cela m'a simplement confortée dans l'idée qu'il est utile de parler de ces questions, de faire passer des messages à tous les continents, à toutes les populations. On a besoin dans tous les domaines de gens qui prennent position.
Entretien publié dans Paris Match Belgique, édition du 16/06/22.