Covid-19 & conspirationnisme - Jérôme Jamin : «L'affaire Raoult ? Une aubaine pour les théoriciens du complot»
La crise sanitaire du coronavirus est un terreau propice aux théories complotistes de tout poil et à l’infodémie au sens large. Jérôme Jamin, professeur à l’ULiège, spécialiste du conspirationnisme, décrypte quelques-uns de ces scénarios qui pullulent. Ils intègrent souvent des éléments scientifiques vérifiés à une extravagance débridée.
- Publié le 23-05-2020 à 13h35
- Mis à jour le 26-05-2020 à 00h35
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Laboratoires de mèche, guerres underground entre puissances ennemies, financiers dirigeant le monde en sous-marin – banque Rothschild, Bill Gates, Jeff Bezos, Fondation Rockefeller…-, espionnage de haut vol entre centres d’études, chercheurs à la solde de firmes pharmaceutiques, organisation politique sophistiquée visant à éradiquer, au choix, le 4e âge, les Chinois, les Américains ou les Russes, nouvelles technologies facilitant la dissémination du virus, orchestration de vaccinations en masse pour détruire les générations montantes… The sky is the limit. L’imagination des complotistes de formats variés se déchaîne en ces heures de pandémie.
Le 7 mai dernier, on apprenait qu'un scientifique d'origine chinoise planchant sur le nouveau coronavirus aux États-Unis, Bing Liu, avait été abattu à Pittsburgh en Pennsylvanie. Son agresseur se serait suicidé. La police privilégierait la piste d'une «querelle intime». Mais des théories du complot insinuant que le chercheur, qui était «sur le point de faire des découvertes cruciales» sur le Covid-19, aurait fait l'objet de menaces se sont répandues sur les réseaux sociaux.
Le site Conspiracywatch.info, observatoire dédié au genre en France, relève, comme d'autres groupes spécialisés, que figurent notamment parmi les complotistes anti-vaccination par exemple des pseudo-guérisseurs bien sûr, mais aussi des scientifiques. Certains «combats» de ces scénaristes de la grande machination remontent à l'époque de la grippe H1N1, ou l'instauration d'une "dictature médicale" sous prétexte de crise sanitaire.
Dans les différents récits liés au Sars Cov2, on retrouve cette ligne globale : elle porte sur les enjeux cachés de la pandémie, soit de grandes manœuvres teintées de données scientifiques mêlées à des poncifs divers. Le tout est ponctué de l'éternel refrain «On ne nous dit pas tout». Le complotisme se nourrit souvent d'un sentiment de faiblesse, d'incapacité de réaction. C'est a fortiori le cas en période de confinement. Les théories, déjà foisonnantes, se reproduisent à l'infini à l'heure du lockdown, terrain éminemment fertile pour le fantasme de la grande machination.

Nous avons épinglé quelques-uns de ces scénarios – échantillon étroit parmi mille options – pour les soumettre à un expert: Jérôme Jamin, professeur de science politiques à l'Université de Liège, spécialiste de l'extrême droite, des États-Unis et du conspirationnisme («L'imaginaire du complot, Discours d'extrême droite en France et aux États-Unis», Amsterdam University Press *)
Didier Raoult: l’infectiologue marseillais au centre des fantasmes
Les théories autour du flamboyant Didier Raoult, défenseur de l'usage de l'hydroxychloroquine combinée à un antibiotique, sont légion. Présenté parfois comme un «héros de l'ombre», son personnage aux contours fantasques, qualifié tour à tour de «druide» et d'esprit nobélisable, est devenu une figure clé des thèses conspirationnistes. Dans la crise du coronavirus, l'usage de la chloroquine a été chaudement encouragé par Donald Trump qui a d'emblée soutenu librement la molécule sans précisions ad hoc – un citoyen américain qui a ingéré un produit dérivé destiné à un usage en aquarium et en est mort. Plus récemment, le maître de la Maison Blanche a claironné qu'il prenait lui-même de la chloroquine depuis quelque temps et qu'il était «toujours là». Une façon sans doute de tenter d'apaiser un électorat de base dans une Amérique dévorée par le virus.
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Ce médicament, et plus précisément l'hydroxychloroquine, a engendré une flambée de débats. Discussions sans fin quant à son efficacité, encore à démontrer selon des études en cascade. Joutes verbales infinies aussi quant à sa disponibilité. Certains se sont demandé pourquoi le traitement n'était pas plus largement administré. Plusieurs pays, comme le Maroc, en ont commandé d'emblée des cargaisons à un labo français, Sanofi, qui produit sur le territoire national. D'autres, comme la Bosnie, ont carrément décidé de le fabriquer in situ et à la hâte. La médiatisation du médicament fut et reste telle que de nombreuses familles de patients aux soins intensifs de différents pays européens en ont réclamé l'usage aux médecins en brandissant des pressions juridiques.
La division (dans le débat sur la chloroquine notamment) oppose les scientifiques entre eux. C'est une aubaine pour les théoriciens du complot (…) L'affaire Raoult est une opportunité pour susciter le doute généralisé. – Jérôme Jamin
Ce traitement, qui, bien au-delà de Marseille, avait déjà fait l’objet de tests en Chine, a pris, avant d’autres substances qui seront évoquées plus tard dans la crise, les atours d’un produit magique et maudit, drainant dans son sillage des intérêts occultes. La saga de la chloroquine et le personnage très visuel de Didier Raoult offrent sans effort un magnifique scénario de BD futuristico-contemporaine sur le fameux mode «On nous cache tout». Ce feuilleton a longtemps tenu le haut du pavé dans le domaine du complot scientifique. Il reste brûlant. Il en va de même pour les péripéties liées aux masques que plusieurs pays européens ont vécues en parallèle, élargissant ainsi l’impact de thèses à nébulosité variable.
Sur la chloroquine, le complot notamment antisémite ou anti-capital fait rage: le public n’aurait pas accès à ce médicament antipaludéen accessible car il ne «rapporterait rien» à «certains establishments économiques juifs». Comme le rappelait Le Monde récemment, une tribune de Gilbert Collard, publiée le 24mars sur YouTube et sur le site du Rassemblement national, évoque plusieurs points liés aux théories complotistes qui font fureur, dont les origines prétendument militaires du virus.

Le grand capital, «haute finance vagabonde et apatride»
Que dire de la thèse générale du grand capital en marche pour broyer les masses? On la retrouve dans les échanges sur la chloroquine comme ailleurs. Ce trait est commun à une pléiade de thèmes complotistes. Les leaders économiques, politiques et financiers sont en général les personnalités les plus ciblées, les plus «vendeuses» dans ce type de scénarios, confirme Jérôme Jamin. «Le complot dit du «grand capital» s'inscrit dans la tradition du complot de la «haute finance vagabonde et apatride», très répandue dans les années 30 en Europe. L'idée est simple, le monde n'est pas dirigé par des acteurs politiques, il est aux mains de ceux qui contrôlent la fiance, c'est-à-dire les gens les plus riches, les politiques sont des marionnettes.»

« Bill Gates revient souvent dans ce type de théorie car non seulement il est un des hommes les plus riches au monde, mais en plus il a créé une fondation qui prétend lutter contre la pauvreté, les maladies, etc. Une fondation, c’est plus opaque qu’un simple individu, cela rend donc plus facile les spéculations sur ses objectifs réels. Enfin, de nombreux journalistes d’investigation ont réalisé par le passé des reportages très sérieux sur le financement de la fondation, notamment au niveau de sa capacité à lever des fonds où à faire fonctionner des structures privées qui appartiennent à Bill Gates. Il y a donc de la matière pour éveiller le soupçon. Il faut le rappeler encore, il y a toujours une part de vérité dans les théories du complot.»
Dans la crise du coronavirus, ce sont surtout les plus de 60 ans qui sont touchés. Cui bono ? A qui profite le crime?, s'interrogent les conspirationnistes.
Quid de ces narrations fréquentes qui dénoncent une manipulation à vaste échelle visant à éradiquer le quatrième âge et «réguler la population»? «Cette théorie est intéressante car elle mobilise un vieux principe fondamental dans les théories du complot. «Cui bono?»: à qui profite le crime? Dans le cas de la crise du Coronavirus, on constate que ce sont essentiellement les plus de 60 ans qui sont touchés, c'est-à-dire les troisième et quatrième âges. A qui profite le crime? A ceux qui ont intérêt à voir disparaître massivement ces classes d'âges! Qui sont-ils? Les États endettés dont le système de santé est caduc, les États qui ne parviennent pas à financer les retraites, les multinationales du médicament qui n'ont pas d'intérêt financier à développer des médicaments pour ces classes d'âge, etc. On peut aussi imaginer un complot eugéniste de contrôle des naissances et de l'augmentation de la population mondiale fomenté par un gouvernement, ou par quelques hauts placés dans la 'haute finance vagabonde et apatride' ».
«Un virus créé en laboratoire? On ne peut à ce stade ni le prouver, ni l’infirmer»
Ces points comme tant d'autres sont relayés sur les réseaux sociaux bien sûr. Ils le sont aussi par d'autres biais et par des figures notoires du monde politique, économique, sportif, culturel… Des visages populaires dont la parole se répand rapidement et peut avoir un impact sur les esprits moins critiques. Des sommités ou d'ex-sommités scientifiques s'y sont appliquées également. On songe par exemple au professeur français Luc Montagnier, coauréat avec Françoise Barré-Sinoussi et Harald zur Hausen du Prix Nobel de médecine 2008 pour la découverte, en 1983, du virus de l'immunodéficience humaine (VIH). Contesté par ses pairs, il a récemment créé la polémique en affirmant que le coronavirus pouvait être le fruit d'une création humaine en laboratoire. Résultat selon lui de recherches de vaccin contre le VIH. Il a ainsi alimenté la thèse d'une manipulation humaine et involontaire du génome du covid-19 dans lequel on retrouverait une séquence du virus du sida… C'est «comme si on retrouvait quelques mots d'un livre dans un autre livre", opposent en substance ses détracteurs. Les origines animales du virus sont généralement admises par la recherche. A ce stade du moins.

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Comment analyser l'hypothèse de la création d'un virus in vitro, s'inscrivant notamment dans le cadre d'une guerre économique Chine-Usa? La proposition qui voudrait que le virus soit issu d'un grand labo de Wuhan n'a pas encore été écartée. «Ici», indique Jérôme Jamin, «il est difficile d'exclure totalement l'hypothèse d'un virus créé en laboratoire à l'initiative d'un service secret étranger, même sans l'aval du gouvernement concerné. Il faut bien admettre qu'on ne peut ni le prouver ni l'infirmer. Plus généralement, il y a de nombreux stades intermédiaires entre des théories très sérieuses scientifiquement prouvées et des théories complètement farfelues. Il y a toujours eu des guerres sur le front sanitaire (guerre bactériologique, empoisonnement, armes biologiques, etc.)»
Contrairement aux complotistes, les mouvements religieux font délibérément appel aux croyances et aux superstitions. Ils ne prétendent pas être rationnels ou scientifiques.
Une autre thèse reprenait au début du confinement les propos de prêcheurs chrétiens aux États-Unis, liés à l’extrême droite. Ceux-ci se targuaient de rejeter les consignes de prudence et les gestes barrière en arguant que cette pandémie est en gros une manipulation de l’OMS pour imposer des vaccinations et décimer la population.

Le complot maçonnique, classique des classiques
Dans un registre aux relents vaguement «religieux» encore autour du coronavirus, il y a ce grand complot judéo-maçonnique évoqué dans Le Monde notamment. Des vidéos pointent sur quelques sites les Rothschild qui «tireraient avantage de la crise sanitaire», d’autres reviennent sur une théorie de traçage électronique inscrit dans une campagne de vaccination universelle. Une «infodémie» pour reprendre la qualification de l’OMS, aux accents lourdement antisémites.
«Le complot maçonnique? Un grand classique!», confirme Jérôme Jamin. «Cela dit, avec le culte de la discrétion qui caractérise la franc-maçonnerie, il y a matière pour spéculer! Les théoriciens du complot affirment que tout ce qui est juste et légal est forcément visible et tout le reste est caché. Donc si des individus cachent leur appartenance à la maçonnerie ou le contenu de leurs réunions en loge, c'est qu'ils ont quelque chose à cacher, CQFD…»
Des prophètes «surlucides»
Le professeur de l'ULiège souligne par ailleurs le profil psychologique affiché du moins de certains conspirationnistes. «Ceux qui formulent des théories du complot se présentent comme «surlucides», ils voient ce que les autres ne voient pas et à ce titre ils deviennent de véritables prophètes. Pour les adeptes, le bouc émissaire supporte la faute de toute la misère du monde (dont les pandémies) quand ceux qui le dénoncent sont traversés par un sentiment de vertu et d'unité totale. Donc franchement il n'y a rien de nouveau, prenez la triade historique (victimes, comploteurs, dénonciateurs du complot) et remplacez les contenus derrière chaque catégorie et vous obtenez une dizaine de versions «2020» de la théorie du complot traditionnelle.»
Des récits parfois sophistiqués qui peuvent créer un basculement. Certains d'entre eux sont relativement développés et se nourrissent d'un certain pourcentage de faits concrets. Quant à déterminer la part des choses, c'est mission compliquée. «En réalité», précise Jérôme Jamin, «les camps ne sont pas aussi tranchés. Il y a une multitude d'analystes qui empruntent chacun à des degrés divers des éléments factuels incontestables, des travaux scientifiques, mais aussi parfois des sources plus «alternatives», des commentaires et des analyses qui dénoncent les discours officiels. Quelques exemples: certains théoriciens du complot considèrent que le gouvernement américain ou la CIA ont eux-mêmes organisé les attentats du 11 septembre 2001 et, à ce titre, ils collectent systématiquement tous les éléments troublants qui contredisent la version officielle. D'autres, certains évangélistes, pensent que l'Occident est l'œuvre de Satan et prennent pour preuve la pornographie, la légalisation de l'avortement, l'euthanasie, l'homosexualité et tout ce qui, à leurs yeux, affiche un monde sans Dieu et sans valeurs. Le théoricien du complot n'est pas fou. Il pense simplement qu'il a raison et ne sélectionne dès lors, que les sources qui confirment son point de vue. Il n'a pas besoin d'établir une démonstration.»
«La 5G? L’absence de recul est une vérité»
Dans les scénarios au degré de fantaisie variable qui circulent, il est question par exemple d’une dictature 3.0 qui permettrait d’écouler des vaccins favorables à de grands pontes comme Bill Gates ou encore de suivre la population, voire de l’infecter, par des puces élaborées grâce au réseau 5G. Ce dernier-né est également taxé sur de nombreux sites conspirationnistes de propagateur en chef du SARS-cov2.

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Les thèses multiples autour du déploiement de la 5G fleurissent. La nouvelle technologie aurait permis, au choix, de répandre le coronavirus en affaiblissant le système immunitaire ou en lui offrant une toile de prédilection pour sa propagation. Elle aurait permis dans la foulée de faire écouler des vaccins ou au contraire de noyer le poisson pour estomper l'impact de la crise sanitaire… Des images d'antennes 5G incendiées sont commentées par des complotistes divers qui avancent que ces actes de vandalisme sont orchestrés par l'OMS qui entendrait ainsi éluder la nocivité du réseau sur la santé. «Comme pour la fondation Bill Gates», souligne Jérôme Jamin, «de nombreux reportages très sérieux ont fait état du manque de recul que nous avons par rapport aux nuisances potentielles de la 5G sur la santé. Il y a donc ici aussi de la matière pour éveiller le soupçon. Rappelons qu'il y a toujours une part de vérité dans les théories du complot. L'absence de recul est une vérité. Le reste est spéculations!»
Il existe deux grandes catégories de complots: ceux imaginés avant la Révolution française et qui s'inscrivent dans une perspective religieuse opposant bien et mal, Dieu et le Diable, et ceux censés avoir eu lieu après la Révolution française qui opposent des minorités à des majorités d'hommes – Jérôme Jamin
Les thèmes récurrents de la grosse machination s'inscrivent souvent dans une ligne «traditionnelle». «Historiquement, note Jérôme Jamin, les théories du complot qui mettent en scène les conflits et intrigues entre nations au XIXème siècle et pendant la première moitié du XXe siècle (complot russe, complot de l'Anti-France, etc.) ont laissé la place aujourd'hui à des récits qui évoquent soit l'action occulte de nouveaux acteurs telles les entités supranationales (industrie du médicament et vaccin, industrie de l'armement, Bayer/Monsanto…), soit la manipulation de groupes «subversifs» rassemblés dans un ordre ou derrière une religion (francs-maçons, juifs, musulmans…), soit – plus rare de nos jours – les grandes organisations internationales (ONU, Otan, FMI…). Il existe deux grandes catégories de complots: ceux imaginés avant la Révolution française et qui s'inscrivent dans une perspective religieuse opposant le bien et le mal, Dieu et le Diable, et ceux qui sont censés avoir eu lieu après la Révolution française et s'inscrivent dans une perspective sécularisée opposant des minorités d'hommes à des majorités d'hommes. La frontière entre ces deux catégories n'est pas étanche, les hommes pouvant être les instruments du Diable dans certains discours qui précèdent ou qui suivent la Révolution française.»

«Comme le porno »
Quant aux différences notoires entre les théories du complot en fonction du pays ou de la communauté d'origine par exemple, elles sont devenues ardues à délimiter. «Ces différences ont tendance à disparaître à cause de quatre éléments majeurs nouveaux. Il y a d'abord les réseaux sociaux qui rendent accessibles un peu près tout et n'importe quoi pour n'importe qui et n'importe quand, alors qu'avant il fallait commander dans les librairies spécialisées des revues pointues à caractère conspirationniste. C'est comme le porno, les théories du complot sont partout, disponibles à n'importe quelle heure, et accessibles gratuitement, en quantité infinie.»
«De plus en plus de chefs d’État jouent le jeu du conspirationnisme »
L'impact des moteurs de recherches au sens large n'est pas négligeable non plus. «Les algorithmes sur Google et sur les réseaux sociaux enferment les gens dans des mondes de plus en plus étriqués où vous êtes confirmés dans vos croyances et isolés des contradictions et des autres points de vue. C'est le problème d'Internet qui nous permet de trouver ce que l'on cherche en nous protégeant du reste qui finit par ne pas exister. Il y a également le fait que le mensonge politique sur les réseaux sociaux (via la publicité) est extrêmement rentable, des gens comme Mark Zuckerberg ont clairement indiqué qu'ils ne mettraient pas fin à ce business très juteux. Dernier élément, on voit aussi apparaître de plus en plus de chefs d'État qui jouent le jeu de la théorie du complot. Au départ seuls les partis jugé extrêmes amenaient ce genre de théorie dans l'espace public, aujourd'hui ils sont bien plus nombreux.»
Pour n’en citer qu’un, figure populaire et écoutée par l’Amérique “profonde”, le président des États-Unis lui-même a suggéré publiquement l’idée de se désinfecter les poumons, au grand dam des autorités sanitaires qui ont dû de toute urgence rectifier le tir. Donald Trump a par ailleurs contribué à alimenter la thèse selon laquelle le virus pourrait provenir directement du Wuhan Institute of Virology. Le profil du président américain incarne de façon à la fois basique et biscornue cette Amérique crédule, ou qui fait mine de l’être, populiste et qui, sous couvert de «bon sens» distillé à la bonne franquette et à la grosse louche se fait le vecteur des théories les plus fumeuses. Même et surtout si les ficelles sont grosses.

Que pense Jérôme Jamin, spécialiste des États-Unis, de cette personnalité flamboyante, bédéesque, aux postures alliant souvent candeur affichée et provoc de base ? «Donald Trump est un bon exemple de personnage qui ne bascule pas systématiquement et aveuglément dans les théories du complot mais qui a su par le passé, et à de nombreuses reprises, relayer des théories du complot sous prétexte d'ouverture d'esprit ! Ou simplement pour faire parler de lui… Son fait d'armes le plus connu est la médiatisation qu'il a donnée à ceux qu'on allait ensuite appeler les «birthers». C'est à dire ces gens qui, peu après la première élection de Barack Obama, ont soupçonné le jeune président ne pas être né sur le sol américain, ce qui, selon la Constitution, rendait son élection illégale (il faut en effet être né sur le sol US pour être éligible). Cette théorie du complot est restée assez confinée dans des milieux conspirationnistes marginaux jusqu'à ce que Donald Trump en fasse un enjeu politique pour faire parler de lui. Au début, Obama a refusé de tomber aussi bas et a naturellement refusé de dévoiler son certificat de naissance. Mais Trump et quelques autres en ont profité pour indiquer que c'était la preuve qu'il avait des choses à cacher… L'affaire a été tellement loin que l'équipe du président a finalement décidé de diffuser en direct une photo du certificat de naissance qui prouvait que Barack Obama était bien né à Honolulu (Hawaï, USA).»
Une autre "prouesse" de Trump, comme le rappelle encore Jérôme Jamin, est lié à son climato-scepticisme désormais légendaire et qui fait partie du package populiste. «Plus récemment, il a mis en doute le réchauffement climatique mondial. D'après lui, les rapports scientifiques qui attestent de ce dernier sont produits majoritairement par des centres de recherche basés dans des universités dominées par les Démocrates, les universités de la fameuse Ivy League (dans le Nord-Est américain). Ici, Donald Trump ne remet pas en cause la science en général, il accuse certains scientifiques d'être politiquement orientés et donc de favoriser des théories qui collent plus avec l'agenda des Démocrates que celui des Républicains, notamment au niveau des énergies fossiles et des énergies vertes ainsi qu'au niveau de la législation qui protège l'environnement.»
«Bolsonaro fait remonter au sommet du pouvoir des théories du complot»
Autre chef d'État prompt à donner du crédit à la moindre élucubration : Jair Bolsonaro, président du Brésil. Il prête le flanc dans la foulée à une réprobation internationale qui va croissant. Le leader d'extrême droite, par ailleurs climato-sceptique assumé et revanchard à ses heures, a fait fi des expertises scientifiques tandis que l'ombre fatale de la pandémie gagnait du terrain dans son pays. Il n'a pas manqué de se lancer dans quelques bains de foule, notamment à Brasilia en mars dernier, affichant son mépris le plus serein à l'égard des recommandations sanitaires lancées par son propre ministère de la Santé, et alors même que plusieurs membres de son administration avaient été testés positifs au coronavirus. Il a aussi allégrement qualifié la pandémie de «petite crise» ou d' «hystérie» née de l'imagination des médias, comme le rappelait entre autres Le Monde le 17 mars dernier.

Bolsonaro, le populiste, correspond-il au cliché parfait du «relayeur» de théories conspirationnistes, intimement convaincu de son infaillibilité ? Ou faut-il voir dans sa posture un simple scepticisme de façade, collant avec l'image guerrière de l'homme «du peuple» agissant sans façon sur le terrain? «Il faut bien admettre», poursuit le professeur Jamin, «que Bolsonaro partage de nombreux traits avec Donald Trump, notamment cette capacité à faire remonter au sommet du pouvoir des théories du complot en général réservées à des milieux plus marginaux. Son principal fait d'armes, c'est d'avoir popularisé la théorie du complot dites du «marxisme culturel», une théorie qui vient des Etats-Unis et qui a été diffusée dans les ouvrages de l'ultra-conservateur Pat Buchanan au début des années 2000. Pour faire simple, le «marxisme culturel» est une théorie du complot qui affirme l'existence de deux types de marxisme dans la pensée occidentale du XXe siècle, le premier était à caractère économique et révolutionnaire et avançait à visage découvert (il s'effondre avec la chute du bloc soviétique), le second était à caractère culturel et beaucoup plus discret donc beaucoup plus efficace, il serait à l'origine de l'antiracisme, de l'égalitarisme, du féminisme et de la théorie du genre.»
Les scénarios complotistes en ces temps de crise sanitaire peuvent avoir des effets pesants. Le renseignement belge a ainsi accusé récemment l'extrême droite de vouloir «saper l'autorité du gouvernement», comme le relevait La Libre le 21 avril dernier. Elle faisait référence à une note publiée par la Sûreté de l'État mettant en garde contre la diffusion de fake news sur le SARS Cov 2, le virus à l'origine de la Covid-19, «par des groupes extrémistes ou des pays, principalement la Russie, accusés de vouloir affaiblir l'Europe et de diviser son opinion publique».

Du côté anglo-saxon, les médias de Rupert Murdoch, qui ont relayé plusieurs théories du complot mettant en cause la Chine, ont un but, signalent moult observateurs anglais, australiens et américains: la réélection de Trump.
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Le nouveau coronavirus comble certains leaders comme il ravit les gourous en herbe. Au cœur du stratagème, cet élément récurrent aux connotations ouvertement racoleuses : les «mainstream media», les médias «dominants», en champions de la manipulation» trompent sciemment leur monde. La ligne directrice de l’empire Murdoch et de la «yellow press» au sens large contribue naturellement à renforcer cette idée.
Selon les complotistes, l'épidémie du coronavirus ne peut pas être le fruit d'une multitude d'erreurs stratégiques partout et au même moment dans le monde
Jérôme Jamin synthétise ainsi le fonctionnement de base du conspirationnisme: «Dans une théorie du complot, la conclusion précède toujours la démonstration. Les théoriciens du complot se fondent sur une réflexion circulaire qui implique un aller-retour permanent entre une affirmation de départ non démontrée et l'accumulation minutieuse de multiples éléments troublants susceptibles de donner du crédit à ce qui reste non démontré. Ils laissent entendre que tous les phénomènes sociaux, politiques et historiques sont l'effet et les conséquences directes de l'action consciente, volontaire et délibérée de quelques hommes, ce qui implique que 'rien n'est dû au hasard', que 'ce qui est compliqué est en fait un écran de fumée ou une manipulation', qu''il n'y a pas de fumée sans feu', et qu'il y a 'toujours quelqu'un qui tire les ficelles'. A partir du moment où des hommes font l'histoire, des hommes seulement et pas les hommes en général, il est possible pour les théoriciens du complot de tout expliquer à partir d'une cause, d'une action, d'une source, d'une prémisse unique. Exemples de cause unique: l'État islamique en Syrie et en Irak ne peut pas être le fruit d'une multitude d'erreurs stratégiques dans la région depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, il ne peut être que l'aboutissement d'un projet qui profite soit aux Américains, soit aux Israéliens, soit à Bachar El Assad. L'épidémie du coronavirus ne peut pas être le fruit d'une multitude d'erreurs stratégiques un peu près partout et au même moment dans le monde, donc il ne peut être que l'aboutissement d'un projet qui profite soit aux Chinois, soit aux multinationales du vaccin, soit aux Israéliens, etc. Dans les théories du complot, le chaos est toujours vu comme volontaire.»
«La théorie du complot peut parfois viser juste»
Le politologue et philosophe signale enfin que les complots sont parfois une réalité et qu'il faut garder un regard acéré sur les faits, sans cataloguer d'emblée fumistes ou experts confirmés. «Les complots existent, et il y a complot lorsqu'un petit groupe de gens puissants se mettent ensemble en secret pour planifier et accomplir une action illégale, une action qui a la particularité d'avoir une influence sur le cours des événements, sur l'Histoire avec un grand H. La théorie du complot est donc une lecture du monde qui privilégie la recherche de complots pour expliquer le cours de l'histoire. Elle peut parfois viser juste et révéler un complot réel et incontestable (rappelez-vous la dénonciation par Attac de l'Accord multilatéral sur l'investissement, ou encore les soupçons sur l'existence des armes de destruction massive de Saddam Hussein et les motivations réelles de l'administration Bush), elle peut stimuler l'esprit critique en nous invitant à ne pas croire aveuglément ce que l'on nous raconte, mais elle peut aussi – et c'est là le problème – renvoyer à un monde lu à l'envers où tout ce qui est présenté comme vrai est faux, et inversement. On se situe tous quelque part entre un extrême qui rejette toute idée de complot, et un autre extrême qui pense que nous sommes tous manipulés.»
Ce dossier est à retrouver en papier dans le dernier numéro de Paris Match Belgique, disponible dans toutes les librairies.
(*) L’imaginaire du complot, Discours d’extrême droite en France et aux États-Unis, de Jérôme Jamin. Amsterdam University Press. Désormais en accès libre via ce lien.