Patrick, 58 ans, SDF : "Depuis que Bruxelles s'est vidée, on voit mieux la misère"

La crise sanitaire et le confinement généralisé les ont pris au dépourvu plus que quiconque. Toutes les portes auxquelles ils frappent d’ordinaire se sont soudain refermées. Plus d’issues de secours. Eux, ce sont les gens de la rue. Dans Bruxelles, ils sont plus de 2 000. Toute l’année, le Samusocial est sur le front de l’urgence pour venir en aide à ces victimes de l’extrême précarité. Depuis un mois et demi, l’association affronte un ennemi invisible. Immersion dans le quotidien des oubliés du coronavirus.

Le confinement a provoqué la fermeture de la plupart des issues de secours qu’ils empruntent journellement.
Le confinement a provoqué la fermeture de la plupart des issues de secours qu’ils empruntent journellement. ©ROGER JOB

«Café, s’il vous plaît »; « Du thé pour moi, merci »; «Je veux bien un T-shirt»; «J’ai besoin de chaussettes»; «Vous auriez des chaussures pointure 44?»; «Mon ami et moi, on cherche un pantalon»; «Vous pourriez nous trouver des pastèques?»…

Lorsque la camionnette de l’équipe mobile du Samusocial de Bruxelles fait escale à l’Allée du kaaï, un bout de quai bétonné en bordure du canal, à deux pas de Tour & Taxis, c’est la joyeuse ruée vers le coffre du véhicule dans lequel Gaëlle et Frédérick entreposent le ravitaillement du jour. Les deux maraudeurs de l’association d’aide aux sans-abri se retrouvent alors cernés par les mains tendues, les sourires complices et les regards suppliants.

« Ca reste toujours bon enfant, mais c'est vrai qu'on parvient difficilement à faire respecter la distance nécessaire », admet Gaëlle derrière son masque chirurgical. Avec son collègue, elle est en charge de l'assistance en rue destinée à tous ceux qui y vivent, dans un vaste périmètre élargi autour de la gare du Nord. «Au départ, nous étions tous deux impliqués dans un programme de recherche-action centré sur les migrants du parc Maximilien», explique Frédérick. «Mais avec la crise sanitaire, il a été mis à l'arrêt et on nous a demandé de répondre à l'urgence du moment en venant en aide aux migrants toujours, mais également à tous les sans domicile ».

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Ils sont une centaine, Soudanais pour la plupart, à s’être échoué à cet endroit l’hiver dernier. Ils squattent un hangar à l’abandon, zébré de graffitis. Les couleurs bariolées et le bleu du printemps arrivé en avance tranchent avec les eaux grises roulées à leur pied par le canal Anvers-Charleroi. Des palettes, des bouts de cartons, un amas de couvertures miteuses et des bâches en plastique, récupérés tels des bois flottés à la surface du marécage de la misère dans lequel ils se débattent, constituent leur refuge dérisoire. Face à eux, sur l’autre rive, de luxueux penthouses s’étagent dans le ciel bruxellois. Choc de deux mondes.

Ces migrants soudanais récupèrent d’une nuit sans sommeil derrière Tour & Taxis. Gaëlle et Frédérick s’assurent que chacun d’eux a reçu son colis de nourriture. Photo Roger Job
Ces migrants soudanais récupèrent d’une nuit sans sommeil derrière Tour & Taxis. Gaëlle et Frédérick s’assurent que chacun d’eux a reçu son colis de nourriture. Photo Roger Job ©ROGER JOB

La distribution se poursuit. «Nous les approvisionnons en produits de base», raconte Gaëlle en remplissant des gobelets de café et de thé. «Pour le surplus, les vêtements surtout, on s'arrange avec d'autres associations. Cet hiver, l'une d'elles nous a fourni cinquante paires de bottines Timberland neuves. Les gars étaient ravis. C'était devenu des «shoes for chance» (Chaussures pour la chance), celles qui devaient les aider à rejoindre l'Angleterre ».

Le binôme de maraudeurs s'enquiert adroitement de l'état de santé de leurs protégés, à l'affût du symptôme qui trahirait une infection au coronavirus. Auquel cas, ils sont dirigés vers le centre de soins installé par Médecins sans frontières à Tour & Taxis. De toute évidence, tous ici préfèrent la promiscuité conviviale à la distanciation sociale. «Au début, les Africains voyaient le Covid-19 comme une maladie de blanc», observe Frédérick. «Nous les avons sensibilisés au danger qu'elle représente, à la fois pour eux et pour les autres, mais on ne peut pas les empêcher de circuler, notamment entre ici et les camps de migrants de la région de Calais, où certains font des allées et venues».

Le Calaisis, Ibrahim connaît bien pour y avoir zoné trois années de suite, marquées par ses tentatives infructueuses de traversée de la Manche. Il a fini par se replier à Bruxelles. Tandis qu'il s'extirpe de la file après s'être procuré une paire de caleçons et des chaussettes neuves, il se confie au sujet de la menace virale : « Je n'ai pas peur. On reste entre nous et on se lave bien les mains», dit-il en lorgnant vers les toilettes mobiles installées sur le site. «Ma vraie préoccupation en ce moment, ce sont mes chaussures. Je les partage avec un ami, il m'en faudrait d'autres ».

«Chaque soir, on doit laisser des personnes sur le trottoir »

17 heures. Les premiers arrivants rappliquent en ordre dispersé à «Poincaré», le centre d’accueil du Samusocial situé sur le boulevard du même nom, aux parages de la gare du Midi. Il figure au nombre des sept sites d’hébergement dont dispose l’association parmi son dispositif urbain d’urgence sociale destiné à lutter contre l’exclusion.

L'exclusion, c'est l'ordinaire de celles et ceux qui franchissent la porte du centre. Sans-abri, demandeurs d'asile, accidentés de la vie, itinérants, traîne-malheur, tous ont en commun de ne pas avoir de toit au-dessus de leur tête lorsque le jour s'éteint. En temps normal, ils sont 1 200 logés chaque nuit dans ces «hôtels des pauvres». «Mais depuis la crise, nous avons dû réduire l'hébergement à environ mille places réparties entre nos différents sites pour respecter les mesures de confinement. Toutefois, avec notamment l'ouverture prochaine d'un nouveau lieu, nous allons retrouver notre capacité antérieure », assure Sébastien Roy, le directeur général du Samusocial.

Patrick, 58 ans, est venu en fin d’après-midi comme à son habitude. Il s’est plié de bonne grâce au rituel d’entrée que veille à faire appliquer un référant à l’allure de bonhomme de neige dans son habit blanc de protection : le lavage des mains au gel désinfectant. Ensuite, il a posé ses affaires dans le dortoir où sa place est réservée, fait une lessive, pris une douche et consommé un repas servi dans le réfectoire parmi les bénéficiaires dispersés autour des tables volontairement espacées. C’est le début de la parenthèse qu’il s’offre quotidiennement au milieu de son errance solitaire. Elle s’achèvera le lendemain à huit heures. Les places de jour à Poincaré sont limitées à quatre-vingt et réservées aux plus fragilisés. Les autres doivent s’en aller battre le pavé en attendant que vienne le soir.

Centre d’hébergement Poincaré. Marine, la psychologue, à l’écoute d’une dame stressée et inquiète pour son avenir. Photo Roger Job
Centre d’hébergement Poincaré. Marine, la psychologue, à l’écoute d’une dame stressée et inquiète pour son avenir. Photo Roger Job ©ROGER JOB

«La journée, je déambule, j'ai mes endroits tranquilles. Restez chez vous, qu'ils disent. Mais comment fait-on lorsqu'on n'a pas de chez soi?», interroge Patrick, rasé de frais. Dans une autre vie, le quinquagénaire a été père de famille, actif dans l'Horeca en Belgique avant de se reconvertir dans différents business au Congo. Puis, de coups du sort en revers de fortune, il s'est retrouvé à la rue. «Maintenant que Bruxelles s'est vidée, on voit mieux la misère. C'est fou le nombre de personnes en situation de grande précarité que je croise », dit-il.

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Pour tous ceux-là, le confinement a provoqué la fermeture de la plupart des issues de secours qu'ils empruntent journellement. Manger, prendre une douche, s'abriter ou trouver un substitut à la manche rendue difficile, tout est soudain devenu très compliqué. «On les met en garde contre le Covid-19 alors qu'ils ne savent pas où poser leurs affaires à cause de la fermeture des consignes dans les gares! Et je ne vous parle même pas de tous leurs problèmes médicaux et psychosociaux», commente platement l'infirmière de Médecins du monde, l'ONG qui assure la permanence médicale du centre. Patrick concède que pour lui comme pour nombre de ses compagnons de galère, le virus n'est pas l'inquiétude première – «J'en ai vu d'autres, j'ai vécu en brousse et j'ai failli mourir de la malaria» –mais il loue l'action du Samusocial: « Le dévouement de tout le personnel est admirable. Heureusement qu'il est là depuis un mois et demi, sinon que se passerait-il? Je vois bien que les veilleurs font le maximum pour éviter la propagation du virus parmi nous. Mais bon, ça reste un confinement «light». La plupart des hébergés traînent dehors toute la journée et se retrouvent ici le soir. Beaucoup doivent être malades sans le savoir».

A ce jour, 18 cas de Covid positifs ont été confirmés après testing. 75 autres sont suspectés. Un seul décès est à déplorer. Parmi les travailleurs sociaux, quatre sont atteints. Vincent Simon, le coordinateur de Poincaré, n'occulte pas la réalité: «Dès le départ de la crise, on s'est retrouvé face à une situation inédite. Le réseau associatif orienté vers l'aide aux sans-abri était quasiment à l'arrêt. On a été débordés. La mise en place des mesures de confinement ne s'est pas faite sans mal : ça a pris du temps et c'est seulement maintenant qu'on va pouvoir pleinement respecter la distanciation en chambre grâce à la limitation du nombre de nos résidents dans les étages. Mais il d'abord fallu trouver de nouvelles solutions d'hébergement, sachant que nous avions d'emblée restreint notre capacité d'accueil à 200 places. Ca ne suffit pas malheureusement. Tous les soirs, nous sommes obligés de laisser des personnes sur le trottoir. C'est regrettable, mais par sécurité nous ne prenons plus de nouveaux venus et ceux qui découchent volontairement savent qu'ils ne peuvent pas réintégrer le centre ».

Des signalements dans la nuit

Sur le coup de 22 heures, Romain entame sa maraude nocturne en compagnie de deux collègues. Aujourd'hui, sept signalements figurent sur sa liste qui peut en contenir quinze certains soirs. «Soit, ce sont nos bénéficiaires qui ont eux-mêmes fait appel à nous, soit il s'agit de quelqu'un qui a contacté le 0800 pour nous désigner une personne qui aurait besoin d'aide», explique le responsable de l'équipe mobile.

Gaëtan et Bruno, sur un trottoir entre le Passage 44 et la gare Centrale, en discussion avec cette dame qui ne souhaite pas rejoindre un abri de nuit. Photo Roger Job
Gaëtan et Bruno, sur un trottoir entre le Passage 44 et la gare Centrale, en discussion avec cette dame qui ne souhaite pas rejoindre un abri de nuit. Photo Roger Job ©ROGER JOB

Ixelles, Saint-Gilles, Jette, Molenbeek, Etterbeek, le trio sillonne tout Bruxelles à la recherche de ceux qui, aux dortoirs confinés, préfèrent (ou subissent, selon les cas) le vagabondage sous les étoiles. Il y a Marvel, vieux moujik réfugié à l’abri d’un porche, ou Alberto, dont les éclats d’un rire sans joie s’échappent des cartons où il se terre. Romain, l’arpenteur de la nuit, les connaît tous. Des mains se réchauffent autour de cafés fumants. Des couvertures recouvrent les épaules lourdes.

Vers Ma campagne, quartier huppé, rendez-vous est pris avec «Monsieur Michel». L'homme loge dans le coin, au fond d'un garage. Il déboule en traînant une jambe meurtrie par un kyste infecté. Un infirmier du Samusocial passera le voir le lendemain. Jovial, il tombe son masque chirurgical crasseux que les maraudeurs s'empressent de lui remplacer, en même temps qu'ils l'alimentent en gel hydroalcoolique et en petites provisions. «C'est beau ce que vous faites», leur dit-il. «Vous pourriez être au chaud chez vous, mais vous êtes là, avec nous, tous les jours ». Il nous avise: «Vous êtes journaliste? Alors, dites-le dans la presse que ces gens sont formidables». C'est fait, «Monsieur Michel» !

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