Sur la piste du trafic d'antiquités en Belgique
Comment un masque égyptien de provenance douteuse, ainsi que des sculptures antiques pillées sur un site archéologique libyen, peuvent-ils être proposés à la vente à Bruxelles? Paris Match a remonté les pistes au moment où le milieu des antiquaires, des galeristes et des collectionneurs est secoué par les récentes saisies à la Brafa.
Publié le 19-02-2020 à 07h39 - Mis à jour le 19-02-2020 à 11h01
:focal(1495x849:1505x839)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/QLHBQBZGJJAPROP3KDGPAD54UU.jpg)
Les tonitruantes saisies opérées par les agents du SPF Economie (Direction générale de l’inspection économique) voici quinze jours à la Brafa (Brussels Art Fair), l’une des foires d’art et d’antiquités parmi les plus réputées au monde, ont mis le microcosme des marchands, galeristes et autres collectionneurs en émoi. Il est vrai que ces habitués des salons feutrés ne sont pas familiers de ce genre d’irruption dans leur business raffiné où l’entre-soi et la discrétion sont de mise. Singulièrement en Belgique où les autorités ont depuis longtemps renoncé à inscrire la lutte contre le trafic de biens culturels en tête de leur agenda. Néanmoins, les choses sont peut-être en train de changer.
Une trentaine de pièces archéologiques et tribales appartenant à des exposants belges et étrangers ont donc fait l’objet d’une saisie judiciaire lors de cette opération de contrôle à laquelle se sont joints également des douaniers. Ces objets ne se trouvaient pas sur les stands. Ils ont été exhumés des réserves où ils avaient atterri à l’issue de ce qu’on appelle dans le jargon le «vetting», c’est-à-dire la procédure de vérification des œuvres examinées en amont de l’ouverture de la foire par les experts de la commission d’admission. Soulignons que les responsables de la Brafa ont facilité l’accès aux enquêteurs à ces antiquités recalées en raison de doutes relatifs à leur authenticité ou à leur provenance. D’aucuns leur ont reproché, mais cela semble pourtant témoigner d’une volonté de transparence bienvenue dans un milieu où l’opacité domine.

En tout état de cause, ces biens sont la propriété de marchands d’art et s’inscrivent dans un circuit commercial, ce qui justifie que l’inspection économique s’y intéresse de près, au même titre que le parquet de Bruxelles qui a ouvert un dossier. Dans le même temps, il a été fait grand cas de l’arrestation de deux personnes présentes au vernissage de la Brafa, l’un, ressortissant malien, l’autre, français. Selon nos informations, bien que ces interpellations se situent dans le cadre d’une enquête relative à un trafic présumé, elles sont tout à fait étrangères aux contrôles menés par le SPF Economie.
Lire aussi > Trafic d’antiquités et financement du terrorisme : la Belgique au cœur de tous les soupçons
Des antiquités cachées dans des cargaisons de légumes
En revanche, une autre saisie a eu lieu et cette fois elle a visé un objet exposé à la foire par la galerie Eberwein. Spécialisées dans l’art égyptien de qualité muséale, Antonia Eberwein, et sa fille Roswitha, possèdent deux commerces d’antiquités installés à Göttingen, en Allemagne, ainsi qu’en France, à Paris, dans le quartier de Saint-Germain.
C’est un masque peint égyptien de l’époque ptolémaïque (deuxième siècle avant Jésus-Christ) qui a attiré l’attention des inspecteurs. Selon nos sources, ils s’interrogent au sujet de sa provenance et suspectent une importation illicite. Nous avons questionné la galerie à ce sujet. Elle a choisi de ne pas nous répondre. Des sources ouvertes sur Internet relient toutefois cet artefact à une collection privée hollandaise d’avant 1965, mais les faux pedigree destinés à masquer l’origine réelle des œuvres sont monnaie courante sur le marché de l’art ancien. D’où, là encore, l’ouverture par le parquet d’une information judiciaire.

Ce masque égyptien de l’époque ptolémaïque est l’une des pièces saisies à la dernière Brafa. © DR
Il nous revient en tout cas que les suspicions ne portent pas sur un trafic pouvant servir au financement du terrorisme. C'est le cas dans d'autres affaires et, même si certains apologistes zélés du commerce des antiquités crient au «fantasme» lorsqu'on évoque ce phénomène, il s'agit d'une réalité dont il ne faut certes pas surévaluer l'importance, mais qui est tout de même largement objectivée aujourd'hui. En témoigne notamment le tout récent rapport onusien de l'équipe chargée du suivi des sanctions appliquées dans le cadre des résolutions votées par le Conseil de sécurité à l'encontre de l'État islamique (Daech), d'Al-Qaida et des groupes apparentés.
S'adressant aux membres du Conseil en janvier dernier, les experts de l'ONU écrivent à propos de la résolution 2347 sur le patrimoine culturel: «L'équipe a récemment démontré qu'au moins jusqu'à la fin 2018, l'EIIL (Etat islamique d'Irak et du Levant. Ndlr) avait directement géré la vente de certains biens culturels syriens. Ces biens ont été acheminés en Turquie, où ils ont été transportés jusqu'à des points de transbordement situés dans les Balkans occidentaux, avant de passer en contrebande en Europe occidentale sur des yachts ou dans des camions, à bord desquels les biens culturels étaient dissimulés dans des cargaisons de légumes. Certains manuscrits anciens sont sortis de la République arabe syrienne en contrebande, cousus dans la doublure des vêtements de voyageurs».
Le rapport précise encore: «Durant l'occupation de Mossoul, Kirkouk et Ninive par l'EIIL, le groupe a volé de nombreux objets sur des sites archéologiques afin de financer ses activités avant qu'ils ne fassent l'objet d'un trafic dans le nord de l'Irak et en République arabe syrienne». Et s'il fallait un témoignage supplémentaire du caractère très actuel de ce business juteux, les experts mettent en garde contre «l'utilisation croissante de Facebook et autres médias sociaux aux fins de trafic illicite de biens culturels. Des groupes spécialisés dans le trafic d'antiquités continuent d'être créés, alors que la zone d'origine des objets faisant l'objet d'un tel trafic ne cesse de s'étendre, preuve d'un réseau d'interconnectivité entre les trafiquants d'antiquités».
L’Athènes de l’Afrique pillée… jusqu’au Sablon
Accusée par Interpol (entre autres institutions) d’être l’un des points aveugles du négoce international des antiquités, la Belgique semble enfin ouvrir les yeux sur certaines des pratiques de sa place d’art. Plusieurs enquêtes sont en ce moment diligentées dans le pays par différentes autorités. Trois d’entre-elles visent des galeristes bruxellois. La nôtre nous a conduit jusqu’à une enseigne renommée du Sablon, lieu incontournable du marché des antiquités dans la capitale.
On pouvait y acheter jusqu'il y a peu deux sculptures funéraires originaires de Cyrénaïque, une ancienne province romaine située à l'Est de la Libye qui tire son nom de la ville de Cyrène, une cité antique surnommée «l'Athènes de l'Afrique». «On pouvait», car depuis l'inspection économique est aussi passée par là, après avoir reniflé la même piste que Paris Match. Des investigations sont en cours, une saisie conservatoire des œuvres a eu lieu et le parquet de Bruxelles est saisi. En cause: la provenance plus que vraisemblablement maquillée de ces pièces dont on a toutes les raisons de penser qu'elles sont issues d'un pillage récent de leur site libyen d'origine. Explications…
Lire aussi >Trafic de biens culturels : La Belgique enfin à l’offensive ?
Sur les étagères de ce marchand bruxellois trônaient donc les deux sculptures concernées: un buste de femme en marbre blanc pigmenté d'ocre et une tête féminine à la mâchoire endommagée, également en marbre blanc. La première était vendue 9 500 euros; la seconde, 3 500 euros. D'après l'antiquaire, le buste serait égyptien tandis que la tête viendrait du Moyen-Orient, sans davantage de précisions. «Faux!», affirme Morgan Belzic, qui a pu examiner les objets. Ce doctorant français poursuit une thèse en archéologie et histoire de l'art à l'école pratique des hautes études à Paris. Elle porte sur les sculptures funéraires cyrénaïques dont il est l'un des meilleurs spécialistes. Par ailleurs, il est membre de la mission archéologique Française en Libye, dirigée par le professeur Vincent Michel. Tous deux travaillent main dans la main avec le Département des Antiquités à Tripoli et Benghazi.


C'est déjà lui, en 2018, qui a aidé la police espagnole à identifier des œuvres identiques, pillées par Daech et d'autres groupes armés sur des sites archéologiques libyens, puis trafiquées au travers d'un réseau international impliquant le très en vue galeriste barcelonais Jaume Bagot. Trentenaire, «enfant prodige des arts anciens» selon la presse de son pays, il a été inculpé et demeure présumé innocent à l'heure qu'il est. Il devra répondre lors d'un prochain procès de l'accusation de trafic d'antiquités ayant servi au financement du terrorisme. Une première mondiale. Avant l'éclatement de ce scandale, Paris Match avait investigué au sujet de cet habitué des grands raouts bruxellois du monde de l'art et révélé les dessous d'une autre affaire dans laquelle il apparaissait.
«Je suis formel: ces sculptures funéraires proviennent de Cyrénaïque, certainement pas d'Egypte ou d'ailleurs», certifie Morgan Belzic. «Le buste de femme était en vente en 2018 chez un marchand parisien. Quant à la tête, je l'ai vue apparaître pour la première fois sur le marché en Angleterre en 2014. En 2011, en plein conflit libyen, des bustes et des portraits comme ceux-là se sont retrouvés dans des maisons de vente à Paris, chez Collin du Bocage et chez Pierre Bergé notamment. Entre 2010 et 2018, soit durant la période de chaos en Libye, c'est un minimum de 139 œuvres de ce genre qui ont été proposées à la vente un peu partout. Elles n'étaient absolument pas connues auparavant et sont apparues soudainement. Or, ces artefacts cyrénaïques sont très bien documentés depuis le XIXe siècle et jusqu'aux années 1970, date après laquelle il n'est théoriquement plus possible d'exporter des objets archéologiques hors du pays. Les collections privées auxquelles elles sont censées appartenir n'existent pas le plus souvent. Actuellement, au moins 19 de ces pièces ont été récupérées dans cinq pays dont l'Espagne. Jaume Bagot en possédait huit. En Israël, un seul marchand en a vendu une dizaine. Et désormais, il y en a deux en Belgique».