Violences conjugales : "Combien de temps les enfants vont souffrir en silence ?"
Des mères victimes de violences conjugales témoignent que leurs enfants ne sont pas assez protégés par les institutions. Réflexion croisée avec des professionnels de la loi, de la politique, et de la protection de l'enfance sur les enseignements du Grenelle des violences faites aux femmes.
- Publié le 12-12-2019 à 10h48
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Des mères victimes de violences conjugales témoignent que leurs enfants ne sont pas assez protégés par les institutions. Réflexion croisée avec des professionnels de la loi, de la politique, et de la protection de l’enfance sur les enseignements du Grenelle des violences faites aux femmes.
«Un homme violent n'est pas un bon père». Ces mots du Premier ministre, prononcés à l'ouverture du Grenelle des violences faites aux femmes, ont annoncé un changement de paradigme dans la protection des victimes. Ils signent la fin de situations très choquantes où les auteurs de féminicides conservent, depuis leur geôle, des droits sur leurs enfants. À titre d'exemple, les enfants de Julie Douib, assassinée au mois de mars en Corse, n'ont pas pu être suivis psychologiquement, tant que leur père incarcéré, qui s'y opposait, avait l'autorité parentale.
«Je ne veux plus voir cet homme revenir dans nos vies»
À n'en pas douter, ces mots du Premier ministre résonnent dans l'enceinte de la cour d'assises de Nanterre, où un homme comparaît depuis lundi, pour tentative d'homicide volontaire sur son ex-compagne. Laura, 31 ans, a probablement échappé au pire, dans la nuit du 16 au 17 avril 2018. Frappée et étranglée sous les yeux de sa fille de 2 ans et demi, c'est l'intervention de ses voisins qui a stoppé l'assaut du père. «Je ne veux plus voir cet homme revenir dans nos vies», nous confiait-elle, la boule au ventre, la veille du procès. Inquiète du délibéré qui sera rendu jeudi, cette mère espère ne pas être déçue par la condamnation du père et souhaite que leur fille, traumatisée par quatre années de violences conjugales, soit «reconnue comme une victime à part entière», et durablement protégée. «J'espère que mon ex-compagnon perdra l'exercice de l'autorité parentale jusqu'aux 18 ans de notre fille. Je ne peux pas concevoir que son père revienne un jour sonner à notre porte, et qu'il exerce ses droits sur notre enfant.C'est comme si j'avais une épée de Damoclès au-dessus de la tête… », confie-t-elle, très angoissée.À deux semaines de la clôture du Grenelle, ce procès sera-t-il exemplaire?
«Dans 40 à 60 % des cas, le mari violent exerce des violences physiques sur son enfant»
«Il est très important que le Premier ministre ait énoncé cette vérité :'Un homme violent n'est pas un bon père'», explique le juge pour enfants Edouard Durand, coprésident de la commission «Violences» du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes. «D'abord, les violences conjugales sont par elles-mêmes une très grave maltraitance de l'enfant. Ensuite, sachant que 80 % des femmes victimes sont des mères, il n'y a pas de protection possible sans traitement adapté de la parentalité. Dans 40 à 60 % des cas, le mari violent exerce des violences physiques sur son enfant. C'est un risque considérable ! Il faut donc présumer qu'un mari violent est un père dangereux et installer cette présomption dans les pratiques professionnelles, à travers la loi : exercice exclusif de l'autorité parentale pour la mère victime de violences conjugales, et pas de rencontre père-enfant sans contrôle social.»
La déclaration du Premier ministre augure-t-elle un profond changement de modèle législatif en la matière ? «C'est un début de révolution dans les mots, il faut maintenant qu'il s'inscrive dans les actes», juge le député Aurélien Pradié (LR), choqué «par l'écart abyssal entre les déclarations politiques d'indignation sur le sujet et les actes totalement faibles depuis quelques années». Généralisation du bracelet électronique, ordonnance de protection plus efficace… La loi du député, définitivement adoptée (à l'unanimité) le 27 novembre, permet d'intervenir plus en amont, avant qu'il ne soit trop tard. L'autorité parentale de l'homme violent, sujet âprement débattu, sera suspendue dès sa mise en examen en cas de viol ou de meurtre. «Le juge n'aura plus à statuer, ce sera automatique», précise le député qui regrette, malgré sa volonté, de ne pas avoir pu étendre cette automaticité en cas de violences caractérisées. «En face, ils n'étaient pas très chauds», confie-t-il. Ce sera toutefois possible, dans le cadre d'une ordonnance de protection, sauf avis contraire et motivé du juge.
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«Qu'est-ce que vous faites pour les femmes comme moi ?»
Hanan, 42 ans, doute fort que ces nouvelles mesures législatives la sortiront de l'impasse. Sur le plateau de LCI, le 25 novembre, elle s'adressait directement à Marlène Schiappa, la voix tremblante. «Je suis en danger, ma fille est danger… Je bénéficie d'une ordonnance de protection avec une autorité parentale conjointe (…) Qu'est-ce que vous faites pour les femmes comme moi ? Combien de temps les enfants vont souffrir en silence ?» Les données du Haut conseil à l'égalité entre les femme et les hommes rapportent que 72,6 % des mères sous ordonnance de protection doivent exercer l'autorité parentale avec le conjoint violent.
«On me dit que mon ex est un bon père et que le lien avec sa fille doit être maintenu»
«Mon ex-compagnon a eu un rappel à la loi pour violences conjugales et menaces de mort. Il passe en correctionnelle dans 6 mois, pour harcèlement moral et menaces de mort, et une ordonnance de protection lui interdit d'entrer en contact avec moi au motif que son comportement me met en danger. Malgré cela, je suis dans l'obligation de m'entendre avec lui, sinon on placera notre filleen foyer », explique aujourd'hui Hanan, conseillère en immobilier. Séparée depuis deux ans, cette mère explique qu'elle vit dans la peur et qu'elle se bat pour protéger sa petite Lola*, 6 ans, en garde chez son père un week-end sur deux et la moitié des vacances. Hanan soupçonne le père d'avoir violé sa fille (pénétration digitale), depuis les révélations que celle-ci lui aurait faites après leur séparation, et une fissure vagino-anale constatée par des médecins. «Ma fille l'a dit à un magistrat, la psychologue judiciaire n'a pas exclu le viol ou l'atteinte des parties sexuées, quatre signalements ont été faits au procureur et à la protection de l'enfance… Mais on estime que la plainte est insuffisamment caractérisée.» Classée sans suite. «On me dit que mon ex est un bon père et que le lien avec sa fille doit être maintenu.On considère qu'il s'agit d'un conflit parental », déplore Hanan.
«Tout le monde a peur de lui, je vous laisse imaginer dans quel état je suis»
Battue et séquestrée par son mari lorsqu'elle était enceinte (21 jours d'ITT), Fanny, 37 ans, a pris la fuite en 2015 avec son bébé de 5 mois. «Les violences conjugales ont été reconnues par la justice, le divorce a été prononcé aux torts exclusifs de mon agresseur, et l'autorité parentale conjointe maintenue. Les passations de notre enfant, tous les quinze jours, devaient se faire en lieu médiatisé pour me protéger de lui », raconte cette mère, cadre dans le marketing. «Ma fille n'a jamais aimé son père. À chaque fois que j'allais la déposer, elle hurlait et se jetait par terre.» La mère décrit un homme «alcoolique et sous l'emprise de drogues», «agressif et menaçant », y compris avec les travailleurs sociaux ou le personnel de l'école, qui a dû un jour alerter la police. «Tout le monde a peur de lui, je vous laisse imaginer dans quel état je suis », confie-t-elle. Après cinq dépôts de plaintes pour menaces de morts classées sans suite, «dont une pour tentative d'effraction», Fanny décide de publier son récit sur les réseaux sociaux. «C'est ce qui a provoqué la réouverture d'une enquêtecette année », explique-t-elle. Depuis le mois de mai, son ex est placé sous contrôle judiciaire et passera en correctionnel fin janvier 2020. «Les menaces de mort ont été requalifiées en appels malveillants réitérés», regrette-t-elle.
«La protection de l'enfance, qui reconnaît le danger pour ma fille, menace de la placer»
Depuis décembre 2018, Fanny ne remet plus à son père la petite Léa*, 4 ans et demi, car la fillette aurait confié qu'il l'a violée. Pour ces «non-présentations d'enfant», Fanny risque la prison ferme. Une enquête préliminaire de la police est en cours et la protection de l'enfance a fait un signalement. «Mon ex a été mis en garde à vue et entendu en avril. Il est ressorti libre et sans restriction vis-à-vis de ma fille », explique-t-elle. Sur les réseaux sociaux, la vidéo où cette mère dénonce le supposé viol, en rapportant les détails très crus que lui aurait livrés sa fille, est juste insoutenable. Aujourd'hui, Fanny est coincée. «La protection de l'enfance, qui reconnaît le danger pour ma fille, menace de la placer. La juge, qui estime qu'il s'agit d'un conflit parental, attend de moi que Léa reprenne contact avec son père.» Une situation intenable pour cette mère qui conclut : «J'attends l'avis du parquet au sujet de ma plainte pour viol. S'ils poursuivent, on part sur un procès où je me constituerai partie civile avec des associations. S'ils classent sans suite, je me retrouve dans six mois devant le juge des enfants, qui risque de transférer la garde au père ou de placer ma fille.»
«Le système social, dans son ensemble, garantit une forme d'impunité aux agresseurs»
Absence de principe de précaution, présomption de mensonge voire inversion de la charge quand les femmes dénoncent des violences sur leurs enfants, les témoignages qui décrivent ces mécanismes sont légion. «Le système social dans son ensemble (et pas seulement judiciaire) garantit une forme d'impunité aux agresseurs. Qu'il s'agisse de violences conjugales ou de violences sexuelles, quand on voit le très faible nombre de plaintes déposées, et le nombre très important de classements sans suite, on peut en effet dire que sur le plan pénal, c'est une forme de système d'impunité des agresseurs, commente le juge Edouard Durand.Nos principes fondamentaux sont très importants et je n'entends pas les remettre en cause, qu'il s'agisse de la présomption d'innocence, de la charge de la preuve, de la partialité des juridictions, ou le principe du contradictoire. Mais ces principes n'ont pas pour vocation à assurer l'impunité des agresseurs. Ils ont pour vocation de nous permettre de vivre dans un état de droit démocratique dont l'une des premières dimensions est la sécurité des personnes, y compris la sécurité des personnes qui sont victimes de violences. »
«Quand une femme a peur pour son enfant, on la soupçonne immédiatement d'oeuvrer contre le père»
Laetitia, adjoint administratif, est soupçonnée d'instrumentaliser la parole de sa fille, Elodie*, 10 ans. La mère suspecte des violences et de la maltraitance sur sa fille, qu'elle ne remet plus au père depuis deux ans. De nombreux dessins et pages du journal intime d'Elodie décrivent un père violent et sa peur de le voir. Elle exprime aussi des idées suicidaires. Quand, en mars 2019, on lui annonce que le juge aux affaires familiales décide qu'elle doit revoir son père, la petite s'effondre. Son médecin traitant, qui l'a reçue cinq jours après, atteste qu'il a trouvé Elodie «dans un état de très grande souffrance psychologique», suite à cette décision. «On me fait passer pour une mère névrosée qui veut garder pour elle sa fille et qui l'instrumentalise, s'indigne Laetitia. Quand une femme a peur pour son enfant, on la soupçonne immédiatement d'oeuvrer contre le père». Mi-novembre, Elodie* s'est confiée à une amie très proche de sa mère, qui a décidé de témoigner. Les révélations de la fillette sur le comportement de son père quand elle était avec lui, ont conduit la brigade des mineurs à ouvrir une enquête. Pour l'heure, Laetitia passe en correctionnel fin janvier pour non-présentation d'enfant. Elle risque de perdre la garde de sa fille, deux ans d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende.
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«Le déni de la parole de l'enfant, c'est le déni du principe de précaution et de l'intérêt de l'enfant»
«Dans les cas où l'enfant révèle des maltraitances du père, on pathologise la mère. On dit que l'enfant est programmé. C'est le déni de la parole de l'enfant. C'est aussi le déni du principe de précaution et de l'intérêt de l'enfant», explique Marie-Christine Gryson, psychologue clinicienne et formatrice. Principale experte judiciaire sur le procès d'Outreau, elle explique que la défiance à l'égard de la parole de l'enfant remonte à cet événement. « Tous les enfants ont été discrédités alors que 12 sur 15 ont été reconnus victimes de viol, d'agression sexuelle, de corruption de mineur, et de proxénétisme. Ils ont été indemnisés. Mais la vérité judiciaire a été étouffée. Cela a pu donner corps et consistance à des théories anti-victimaires telle que le «syndrome d'aliénation parentale», pourtant réfutée par tous les grands professionnels de la victimologie.Seuls certains psychiatres ou psychologues défendent ce concept. » La psychologue constate des ravages dans les expertises : «Je connais de grands pontes sollicités pour démontrer que la mère n'est pas folle et que l'enfant dit vrai. Même quand il s'agit d'une expertise judiciaire très probante, ça ne sert à rien. Il suffit d'évoquer cette possibilité que l'enfant soit instrumentalisé, c'est comme un envoûtement, on place l'enfant ou on le met chez le père. Le syndrome d'aliénation parentale fige le raisonnement et l'empathie. C'est aussi un facilitateur décisionnel.»
«Nous savons très bien que nous ne protégeons pas assez»
Quid des fausses accusations ? «Plusieurs études cohérentes nous montrent, parfois sur des échantillons très importants, que les fausses accusations par une mère de violences conjugales, ou de violences sexuelles sur l'enfant par le père, sont extrêmement résiduelles. Nous savons très bien que nous ne protégeons pas assez. Nous savons que le risque est beaucoup plus grand de ne pas protéger un enfant victime de violences sexuelles, ou une femme victime de violences conjugales, que de surinterpréter des faits de violences », répond le juge des enfants.
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La grande cause du quinquennat va-t-elle s'inscrire dans le réel ? Le député Aurélien Pradié assure qu'il vérifiera tout au long de l'année que sa loi soit bien mise en oeuvre. Il compte aussi «pousser la République en Marche à aller encore beaucoup plus loin» dans les travaux qui démarreront en janvier. De leur côté, les mères qui témoignent souhaitent sensibiliser l'opinion et alerter les pouvoirs publics, à travers «Au nom des enfants, les oubliés de la République» une tribune publiée mercredi sur les réseaux sociaux. 70 signatures du monde institutionnel, associatif, des médias, et des victimes les soutiennent déjà. Pour que les mots d'Edouard Philippe ne soient pas vains.
* Le prénom a été modifié
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