Comment le prince Henri de Croÿ a tenté de torpiller l’enquête qui le visait en Belgique

Les «Dubaï Papers», révélés en France par L’Obs, rebondissent en Belgique. Certains de ces documents témoignent de la tentative du Prince de faire déraper la procédure judiciaire dont il a fait l’objet il y a quelques années dans notre pays pour fraude fiscale. Des détectives privés, d’anciens barbouzes et un ami bruxellois d’Henri de Croÿ apparaissent dans le dossier.

Membre de la noblesse belge, le prince de Croÿ a davantage défrayé la chronique judiciaire que la mondaine ces dernières années.
Membre de la noblesse belge, le prince de Croÿ a davantage défrayé la chronique judiciaire que la mondaine ces dernières années.

200 000 fichiers, des mémos, des mails, des lettres, des télécopies: le contenu de ce qu'on appelle désormais les «Dubaï Papers» constitue un nouveau «leak» faramineux, mis à jour par l'hebdomadaire français L'Obs en septembre de l'année dernière. Pourquoi Dubaï? Simplement parce qu'en février 2017, l'État émirati a été le théâtre de l'arrestation d'un homme d'affaires russo-suisse qui sera le détonateur de toute l'histoire.

L’enquête de nos confrères français dévoile les rouages d’une «tentaculaire lessiveuse» ayant permis de soustraire au fisc les fortunes de dizaines de bénéficiaires. Cette nébuleuse a pour nom Helin. Il s’agit d’une société spécialisée dans la gestion de patrimoine, désormais visée par une enquête préliminaire du parquet financier français pour blanchiment de fraude fiscale, ouverte à la suite de ces révélations. Outre des célébrités, les «Dubaï Papers» renferment les identités d’une ribambelle de clients fortunés (dont des Belges), au nombre desquels figurent notamment des dirigeants d’entreprises, de riches héritiers, des oligarques russes, des aristocrates qui, tous, ont tenté de se faufiler sous les radars de l’administration fiscale en vue d’échapper à l’impôt.

Le prince de Croÿ lors d’une réception au château de la famille à Azy, dans la Nièvre.
Le prince de Croÿ lors d’une réception au château de la famille à Azy, dans la Nièvre.

L’homme qui a créé Helin en 2007 n’est autre que le prince Henri de Croÿ-Solre (61 ans). Membre de la noblesse belge, il a davantage défrayé la chronique judiciaire que la mondaine ces dernières années, en raison du procès fleuve qui l’a conduit devant plusieurs tribunaux belges. Il y était poursuivi en compagnie d’autres prévenus dans le cadre d’un énorme dossier de fraude fiscale présumée remontant aux années 1990: l’affaire dite des «sociétés de liquidités».

Tout au long de cette saga judiciaire, le prince de Croÿ n’a cessé de marteler ce qui constitue encore aujourd’hui sa ligne de défense, à savoir qu’il se livre à de l’ingénierie fiscale et non à de la fraude caractérisée. Et la cour d’Appel de Liège a fini par lui donner raison en 2015, après bien des péripéties. Ceci malgré un jugement en première instance, à Bruxelles, au terme duquel il avait été reconnu coupable d’avoir éludé 75 millions d’euros d’impôt, en spoliant de leurs avoirs dix-huit entreprises florissantes grâce à un montage complexe associant sociétés offshore et paradis fiscaux. Le délinquant financier patenté, désigné comme tel dans le premier jugement qui le condamnait à trois ans de prison et à dix ans d’interdiction professionnelle, s’est ainsi vu réhabilité en ingénieux professionnel de la finance par la grâce d’un arrêt définitif.

«A3» et «Madame W»

Au moment où la justice belge ruinait une quinzaine d’années d’enquête sur les montages financiers élaborés par de Croÿ et consorts, ce dernier avait quitté le royaume depuis belle lurette, s’employant depuis la Suisse d’abord, l’Angleterre ensuite où il réside désormais, à faire d’Helin ce que les «Dubaï Papers» font apparaître comme un vaste système international d’évasion fiscale.

A partir de 2007 donc, en sa qualité de directeur et tandis qu'il était inculpé en Belgique, le prince a démarché personnellement de très nombreux clients parmi les mieux nantis. Il les appâtait en leur faisant miroiter la possibilité de mettre leur magot à l'abri du fisc. Puis il finissait de les convaincre de lui confier leurs actifs en les rassurant sur la qualité de ses associés, à commencer par une dame à priori insoupçonnable, l'ancienne banquière britannique Géraldine Whittaker, présidente du W Trust et désignée comme «Madame W» dans les alias utilisés par les dirigeants du groupe afin d'épaissir l'écran de fumée autour d'eux.

Se partageant entre Neuchâtel, en Suisse, et l’île anglo-normande d’Alderney où elle réside, Géraldine Yvonne Whittaker passe pour une philanthrope richissime qui distribue les libéralités via sa fondation Elysium. Décorée de l’ordre de l’Empire britannique, chevalier des Arts et des Lettres et de la Légion d’honneur, elle a ses entrées à Buckingham Palace et à l’Elysée. L’ex-banquière a fait toute sa carrière dans la haute finance. Elle fréquente Henry de Croÿ (ou «A3» selon son pseudo chez Helin) depuis les années 1980. Elle fut alors sa supérieure hiérarchique à la banque Mees Pierson, celle-là même que l’on verra plus tard apparaître dans le fameux dossier des sociétés de liquidités en Belgique.

Géraldine Whittaker, l’associée d’Henri de Croÿ chez Helin.
Géraldine Whittaker, l’associée d’Henri de Croÿ chez Helin.

Par la suite, ils ne se sont plus quittés. Lorsqu'il crée Helin (initialement baptisé Jawer) et l'installe en Suisse, Henry de Croÿ gère depuis longtemps déjà les intérêts du W Trust en compagnie de son frère, Emmanuel de Croÿ. La crise financière de 2008 et l'intensification de la lutte contre les paradis fiscaux européens pousse «HdC» a délocaliser les activités de la société. Helin s'envole l'année suivante pour atterrir à Ras Al Kaimah, le plus petit des Émirats Arabes Unis, mais pas le moins attractif en matière d'offre de services offshore.

En 2012, sans doute en raison de ses déboires avec la Justice belge, le prince troque la direction d’Helin (qu’il confie officiellement à Géraldine Whittaker dont le conseil affirme qu’elle a été manipulée) contre une fonction moins en vue de consultant. Une couche d’opacité supplémentaire, mais dans les faits tout indique que c’est lui qui continue à tenir les rênes, entouré et conseillé par une série d’avocats fiscalistes et d’apporteurs d’affaires. Sur place, à Ras Al Kaimah, il dépêche son plus fidèle lieutenant: le Français Bernard Ouazan. Ex-banquier lui aussi, il n’est pas inconnu en Belgique. Loin s’en faut, puisque lors du procès de Croÿ, le parquet le désignait très directement comme l’homme de paille au coeur des montages incriminés.

Les barbouzes du prince

Parmi la masse des «Dubaï Papers», ces documents provenant des archives du Prince de Croÿ auxquels Paris Match a eu accès, certains, sidérants, concernent la fameuse procédure judiciaire relative aux sociétés de liquidités. Ils montrent comment «HdC» n'a pas hésité durant ces années-là à recourir à des méthodes pas très… nobles (voire carrément illégales) pour parvenir à faire capoter l'enquête qui le visait. Dignes du film Les barbouzes, différents courriers et rapports trahissent une véritable stratégie d'infiltration et de manipulation.

Le prince a fait appel à des sociétés de renseignement économique et de gestion de risques réputées. C’est en tout cas ce dont témoignent plusieurs rapports confidentiels qui lui ont été adressés et qui montrent qu’il a non seulement cherché à infiltrer l’enquête, mais par la même occasion à trouver le moyen de la torpiller. Des enquêteurs privés ont été sollicités, parmi lesquels d’anciens officiers de services de renseignement étrangers.

On trouve en outre dans les documents ce qui ressemble furieusement à un plan de bataille destiné à déstabiliser Karel Anthonissen, à l’époque directeur de l’antenne gantoise de l’Inspection spéciale des impôts (ISI), le fleuron du Service public fédéral Finances, chargé de traquer la fraude fiscale grave et organisée. C’est lui et son équipe d’enquêteurs qui ont débusqué l’affaire des sociétés de liquidités. En raccourci, il était question d’établir des liens entre le patron de l’ISI Gand et l’extrême droite flamande pour ensuite rendre la chose publique via un blog faussement lanceur d’alerte.

Selon les «Dubaï Papers», un homme était omniprésent dans cette communication de crise. Il s’agit d’un Ixellois, ami de longue date de «HdC». Son nom figure sur une liste d’invités prestigieux au Château d’Azy, dans la Nièvre, propriété de la famille des princes de Croÿ où ils organisent des fêtes somptueuses. Plutôt curieux pour quelqu’un qui se présentait sur une autre liste, celle de la locale Ecolo d’Ixelles aux dernières élections communales.

A la tête d'une agence de conseil et de communication dans le domaine des affaires publiques internationales fondée à Bruxelles en 2016, il revendique une carrière dans ce secteur en plus d'une activité d'une quinzaine d'années comme reporter au Wall Street Journal. Un autre document extrait des «Dubaï papers», signé de son nom cette-fois, reprend grosso modo l'argumentaire dirigé contre Anthonissen et conclut à son propos: «C'est une taupe infiltrée au coeur même de l'appareil d'État fédéral belge».

Nous aurions aimé interroger Henri de Croÿ que nous ne sommes pas parvenus à joindre. Quant à son avocate belge, Me Michèle Hirsch, elle n'a pas donné suite à nos demandes répétées. Nous lui aurions par exemple demandé des explications au sujet d'un listing qui inventorie méthodiquement les médias belges (dont Paris Match) ayant publié des articles sur les déboires judiciaires du prince avec, en regard, l'identification de leurs sources supposées. Méthode de flicage? Martin du Bois, lui non plus, n'a pas souhaité se confronter à nos informations. Pas plus que Nick Day. Sans doute, mieux que quiconque, savent-ils que le silence est d'or.

Avec la collaboration de François Labrouillère à Paris.

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