La viande est-elle passée de mode ?
De plus en plus dénoncée par les activistes, la consommation de produits carnés fluctue en France depuis quarante ans.
- Publié le 25-10-2018 à 08h53
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De plus en plus dénoncée par les activistes, la consommation de produits carnés fluctue en France depuis quarante ans.
ParAdrien Gaboulaud et Anne-Sophie Lechevallier Conception graphique : Dévrig Plichon
Modes de production dénoncés, pratiques alimentaires en mutation, commerces parfois pris pour cible… La viande est devenue l’objet d’intenses débats et ces dernières années, ainsi que le montrent les données, la consommation des Français a significativement baissé, notamment à la suite des crises sanitaires à répétition. Pourtant, la consommation de viande demeure un fait dominant : la quantité consommée par habitant en France reste largement supérieure à la moyenne mondiale, et ce pour tous les types de viandes.
Cette évolution récente n’est pourtant pas inédite. L’historien Bruno Laurioux*, professeur à l’université de Tours et président de l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation (IEHCA), rappelle que le rapport aux différentes viandes a été variable au cours de l’histoire et souligne que certains questionnements actuels trouvent leurs sources jusque dans l’Antiquité.

Paris Match. Pourquoi la consommation de viande a-t-elle baissé depuis 10 ans ?
Bruno Laurioux. Il faut distinguer les tendances de fond des retournements ponctuels. Les crises sanitaires, comme celle de la vache folle à la fin des années 1990, ont eu des effets sur la consommation à court terme, pendant quelques années. Cependant, la consommation diminue globalement en France et la répartition entre les différents types de viandes évolue.
Justement comment expliquez-vous la forte progression de la consommation de volaille ?
Elle était, dans les années 1950 et 1960, méprisée par rapport au bœuf. La hausse récente de sa consommation est sans doute liée au fait qu’elle n’a pas les propriétés spécifiques de la viande rouge. Les anthropologues isolent deux types de consommateurs de viande. Les zoophages recherchent l’animal dans la viande, qu’ils aiment saignante ; ils sont amateurs d’abats. Les sarcophages, de plus en plus nombreux, cherchent à l’inverse à s’éloigner le plus possible de l’animal et aiment notamment les plats à base de volaille, comme les nuggets… L’essor de la volaille peut aussi s’expliquer par le fait qu’elle est considérée comme une viande maigre recommandée par de nombreux régimes.
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Ce type de variations est-il fréquent dans l’histoire ?
Oui. Dans l’histoire, plusieurs périodes «carnassières» sont connues : le paléolithique, le néolithique, la fin du Moyen-Age. Pendant cette dernière période, la viande est considérée comme un modèle, une référence en matière d’alimentation. Les épidémies de peste ont entraîné de nombreux décès, les consommateurs sont donc moins nombreux à nourrir. Il n’y a pas eu alors un changement de goût, mais la possibilité de mieux le satisfaire. Ensuite, sous Louis XIV, la consommation de viande diminue sensiblement parce que la population augmente et la céréaliculture est remise en place.
La volaille était-elle perçue différemment autrefois ?
Il y a eu une sorte d’inversion. Jusqu’au XVIIIe siècle, la volaille est placée au sommet de la hiérarchie des viandes, c’est elle que l’on recherche dans une alimentation de qualité. Les aliments sont classés dans un ordre vertical, qui mène de la terre au ciel. Plus un aliment est proche du ciel, plus il est adapté à l’alimentation des classes élevées de la société. Les ovins, les bovins et les porcins sont également consommés, mais comme des animaux de réforme, mangés après avoir été utilisés pour d’autres fonctions. Les viandes de quadrupèdes sont réévaluées à partir du XVIIIe siècle et deviennent la nouvelle référence. Peut-être assiste-t-on ces dernières années à une nouvelle inversion, au profit de la volaille.

Si la France figure parmi les plus gros consommateurs de viande dans le monde, elle reste loin derrière les Etats-Unis par exemple…
La France a entamé sa transition carnée plus tôt que d’autres pays qui figurent parmi les premiers consommateurs par habitant, comme les Etats-Unis en effet, mais aussi l’Australie, le Canada ou l’Espagne. La France se caractérise aussi par le fait qu’aucun type de viande n’y a jamais été hégémonique, alors qu’en Espagne, par exemple, c’est le porc qui domine ou aux Etats-Unis, le bœuf. En France, il existe un mouvement complet de refus de la viande motivé notamment par l’attention au bien être animal, mais ce facteur n’est pas primordial pour expliquer le recul de la consommation. Ce qui progresse à grands pas, selon les enquêtes réalisées, c’est le flexitarisme, c’est-à-dire le fait de ne pas forcément manger de la viande tous les jours, de choisir davantage des viandes de qualité.

Pourquoi la consommation de poisson n’a-t-elle jamais rivalisé avec celle de viande ?
La viande ne devient une référence qu’à partir des Ve et VIe siècles. Auparavant domine le modèle alimentaire antique, méditerranéen, qui repose sur la trilogie pain, vin et huile d’olive. Ensuite arrivent les Germaniques avec un modèle différent, où l’élevage, et donc la viande, est privilégié à la céréaliculture. Le beurre et le lard prennent le pas sur l’huile d’olive. Le poisson a pourtant sa place dans l’alimentation : il est consommé pour des raisons religieuses. Les moines au Moyen-Age, par exemple, ne mangent pas de viande car elle est considérée comme «échauffante» et qu’elle risquerait de les mener à la luxure. Dans cette conception, le péché de la bonne chère entraînerait le péché de chair. Par ailleurs, les périodes de carême, soit une centaine de jours par an, interdisent la consommation de viande, mais autorisent celle de poissons. Des circuits se mettent alors en place notamment pour approvisionner la population urbaine et une gastronomie du poisson apparaît.
La viande est-elle l’enjeu de politiques publiques ?
Au Moyen-Âge, les villes se préoccupaient de la qualité de la viande. Il existait des boucheries publiques, contrôlées, où l’on vendait de la viande de qualité. Une deuxième catégorie de boucheries vendait des produits de moins bonne qualité, par exemple la viande de bouc, qui a donné le terme «boucherie». La troisième catégorie de boucheries échappait à tout contrôle public et vendait les restes et ce qui était un peu périmé.
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A-t-on déjà connu dans l’Histoire un tel mouvement de rejet vis-à-vis de la viande que celui qui se développe en France ?
Une des références de ce mouvement est le philosophe Pythagore, une sorte de gourou qui vivait avec une troupe autour de lui. Selon les textes qui ont été écrits longtemps après et qu’il faut donc prendre avec précaution, Pythagore observait de nombreux interdits alimentaires. Parmi eux, celui de la viande, justifié par un refus du sacrifice religieux, en accord avec la croyance en la métempsychose (la migration des âmes vers un autre corps, ndr). Ces textes décrivent des souffrances inutiles qu’on inflige aux animaux lorsqu’on les abat. Ils seront repris par le mouvement végétarien anglais au XIXe siècle.

Quelles sont les premières traces de consommation de viande retrouvées ?
Si on considère les insectes comme de la viande, alors on retrouve des traces de consommation d’insectes et de charogne chez les australopithèques il y a un million d’années en Afrique subsaharienne dans une région qui correspond aujourd’hui à l’Afrique du Sud. Les archéologues ont étudié des bâtons à fouir qui ont servi à écraser des insectes. Cependant, la dentition des australopithèques indique qu’ils étaient plutôt végétariens, avec une consommation de racines et de feuilles. La consommation de viande a été secondaire jusqu’à ce que les gens chassent de plus en plus et de manière de plus en plus structurée. A la fin du paléolithique, dans les steppes, on chasse le mammouth, le bison, le cheval sauvage. Se produit alors le passage d’un monde de végétariens opportunistes qui peuvent consommer un peu de viande à un monde de chasseurs expérimentés pour qui la viande devient la principale source de nourriture. L’apport énergétique va permettre un développement cérébral considérable.
Pôle Emploi indique que le métier de boucher est en tension. Comment expliquer cette crise des vocations ?
Les bouchers apparaissent dès l’Antiquité, autour des grands sanctuaires, où ils revendaient les produits des sacrifices. Au Moyen-Âge ou à l’époque Moderne, il n’existait pas encore de technique pour désensibiliser les animaux. C’est donc un métier qui suscite un peu l’effroi, car il est en rapport avec le sang et la violence. Aujourd’hui, la boucherie n’est pas encore un métier qui compte des «stars». Ça commence, mais ça n’est pas encore comme la cuisine, où les chefs passent à la télévision. Longtemps considérée comme un métier vil, elle s’est transformée, le cuisinier devenant un personnage plus proche du laborantin ou du scientifique. Les boulangers ont, eux aussi, beaucoup progressé ces derniers temps.

*Bruno Laurioux a co-dirigé avec Marie-Pierre Horard «Pour une histoire de la viande», co-éd. Presses universitaires de Rennes et Presses universitaires François-Rabelais, 2017.
Sources : France AgriMer, OCDE, Kantar Worldpanel, Pôle emploi, enquête BMO
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