En dépit de la chute de Daech, le trafic d’antiquités pour financer le terrorisme va s’intensifier
«Nous sommes face à un trafic du patrimoine culturel d’une ampleur sans précédent». Voilà ce qu’affirmait Ernesto Ottone, sous-directeur général pour la culture de l’UNESCO, en préambule du séminaire qui s’est tenu la semaine dernière à Bruxelles. Organisé au Palais d’Egmont à l’initiative du Belge Gilles de Kerchove, le coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, ce séminaire de deux jours portait sur la protection du patrimoine culturel irakien – pillé par Daech de façon industrielle – et les moyens d’action contre le financement des terroristes par le trafic d’antiquités qui s’étend jusqu’au cœur de l’Europe.
- Publié le 09-06-2018 à 10h47
- Mis à jour le 09-06-2018 à 10h52
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Il ressort de ces journées que le trafic de biens culturels, trop longtemps resté sous les radars, constitue un réel défi pour la communauté internationale. Il se poursuit à l’heure qu’il est en dépit de la chute du califat de Daech et devrait même s’intensifier à l’avenir dans la mesure où ce trafic risque de devenir une source importante de financement de l’organisation terroriste en phase de transformation. Le point avec Gilles de Kerchove.
Paris Match. Le séminaire a réuni un grand nombre d’intervenants. Mettre tous ces gens autour d’une même table, c’est une étape clé?
Gilles De Kerchove. Je crois qu'effectivement, nous avons un panel très complet, réunissant tous ceux qui sont concernés par la problématique à divers titres, c'est-à-dire les archéologues, les musées, les antiquaires, les professeurs d'université, mais également des juristes, la police, les douanes, des institutions telles que l'Unesco ou l'ICOM (Le conseil international des musées, Ndlr.), nos partenaires irakiens bien entendu et, parmi d'autres encore, les grandes agences, Interpol, Europol, Eurojust. Comme vous le soulignez, il est important de mettre tous ces gens autour de la table pour trouver des solutions. Le grand défi, c'est d'augmenter la compréhension que nous avons du sujet. D'aucuns ont beau jeu de dire que les affaires montrant un lien entre le trafic de biens culturels et le financement du terrorisme sont très peu nombreuses. C'est exact, même si ce nombre commence à grandir. Cela s'explique en partie par le fait que, longtemps, ce phénomène n'a pas été considéré comme une priorité au sein des polices européennes. Inévitablement, dès lors qu'on n'y met pas les moyens, on ne risque pas de les dénicher ces affaires. D'autant qu'elles sont complexes dans la mesure où il est très difficile de faire la preuve qu'un bien mis sur le marché provient d'un vol ou d'une fouille illégale commis dans une zone de conflit. En l'espèce, pour ce qui me concerne, une zone contrôlée par Daech. Ceci étant, il existe bel et bien un lien direct entre l'achat et la vente d'objets pillés dans un pays comme l'Irak et le terrorisme. Augmenter la prise de conscience collective de cette réalité est très important.
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Quelles sont selon vous les deux ou trois mesures phares à adopter, certes pour prendre la mesure du phénomène, mais plus encore pour commencer à l’endiguer?
Tout d’abord, j’insiste à nouveau, une prise de conscience accrue du phénomène – à la fois par les professionnels, les responsables des services de police et de justice, mais aussi le grand public – est indispensable. Notre séminaire y contribue, mais cet effort passe également par de grandes campagnes d’information. Dans les aéroports par exemple, comme ce fut le cas pour sensibiliser les personnes qui voyagent à la protection des espèces animales menacées. Avec l’Unesco, nous examinons d’autres pistes. Notamment l’idée de faire appel à une personnalité de premier plan qui consentirait à devenir l’ambassadrice de cette cause. En attendant, des opérations de grande envergure, menées par Europol, Interpol et certains États membres de l’Union, lesquelles consistent durant une période déterminée à effectuer des contrôles tous azimuts, depuis les frontières jusque sur Internet, ont déjà permis aux forces de l’ordre de mieux appréhender le phénomène. L’une de ces opérations, «Pandora», a montré que nous ne sommes pas face à un problème mineur. Ensuite, nous devons nous doter de capacités suffisantes afin de pouvoir lutter efficacement contre le trafic. C’est vrai pour Europol qui ne dispose pas encore d’une unité spécialisée dans ce domaine, et ça l’est également pour certains États membres qui n’y ont pas encore affectés les moyens nécessaires. Ces capacités doivent englober la formation car un policier ne peut pas devenir un expert de cette matière du jour au lendemain. Et enfin, je crois qu’il faut renforcer les partenariats entre le public et le privé. Il existe maintenant des moyens technologiques simples, comme des applications pour smartphones, grâce auxquelles tous les professionnels du secteur, marchands, antiquaires, maisons de vente et autres, peuvent très facilement identifier si le bien qu’on leur propose figure sur la liste rouge de l’ICOM par exemple, laquelle recense les objets culturels à risque.
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Deux informations saillantes ressortent de ce séminaire: d’une part, le pillage se poursuit à l’heure actuelle et, d’autre part, les objets archéologiques volés n’arriveront sur nos marchés qu’à l’horizon de 2030. La question du financement de Daech ou de son futur avatar reste donc pleinement d’actualité ?
Bien entendu. De ce point de vue, le séminaire prolonge les débats qui se sont tenus il y a quinzaine de jours à Paris, lors de la conférence internationale organisée sous l’égide du Président Macron. Elle a réuni plus de 70 pays autour de la question du financement du terrorisme. Parmi les chiffres cités à cette conférence, l’un d’eux m’a frappé: on estime que l’E.I. a réinjecté entre 500 millions et un milliard d’euros dans l’économie réelle. Ma conviction, c’est qu’une partie de cet argent a été blanchi dans le secteur des biens culturels. Certes, Daech n’existe plus sous la forme du califat dès lors qu’il a perdu la maîtrise du territoire, mais l’organisation va continuer à engranger des revenus réguliers, en partie grâce au commerce illégal des objets archéologiques qui lui permettra de poursuivre son activité terroriste. Il faut donc lutter sur tous les fronts pour limiter la capacité de Daech à se transformer comme Al Qaida l’a fait après l’intervention américaine en Afghanistan.
Il a aussi été abondamment question de consolider les bases de données, de renforcer les services de police spécialisés dans la lutte contre le trafic d’artefacts, etc. Or, la police fédérale belge ne fait-elle pas tout le contraire en démantelant son unité «Art et antiquités», pourtant chargée de combattre ce phénomène ?
Il ne m’appartient pas de me prononcer sur les politiques individuelles des États membres. Concernant la police fédérale, j’entends ce que vous me dites et j’ignore ce qu’il en est de l’objectif poursuivi. Cependant, je veux croire que les décisions n’ont pas été prises dans le but d’affaiblir la capacité de la Belgique à lutter contre le phénomène. Des mesures alternatives doivent sans doute avoir été imaginées. Car il est absolument nécessaire d’avoir des policiers spécialisés et en nombre suffisant si l’on veut atteindre une certaine efficacité. La lutte contre ce trafic doit être une priorité et il faut obligatoirement investir dans ce domaine.