Critiquer Friends et nos autres œuvres cultes : un mal pour un bien
Les récentes polémiques autour de la série Friends ont réveillé la fureur des fans de la série. La critique cinéma Elli Mastorou revient pour Paris Match Belgique sur l’intérêt de critiquer nos œuvres cultes à travers le prisme de nos combats modernes.
- Publié le 15-01-2018 à 19h14
- Mis à jour le 16-01-2018 à 19h22
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C'est la version francophone de Slate qui l'annonçait la semaine dernière, après que les médias anglophones aient déjà sonné l'alerte précédemment : «la série Friends est sexiste, homophobe et grossophobe». Du moins, «pour les jeunes qui la découvrent»en 2018 et qui n'ont pas baigné dans les innombrables cafés de la série américaine, avalés au Central Perk sur fond de rires enregistrés. Et depuis, chaque relais de l'article est accompagné des tribunes de défense de fans invétérés, qui n'ont eu de cesse ces dix dernières années de s'enfiler goulument les 236 épisodes du show à chaque nouvelle année – ou dépression nerveuse. Friends a si longtemps fait partie du paysage culturel populaire, que, c'est bien simple, on n'y touche pas. Révolution féministe en marche ou pas.
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Hahaha ! … Ah ?
Mais plutôt que Friends, c'est une autre série – de 200 épisodes «seulement »– qu'Elli Mastorou a choisi de bouloter à nouveau : That '70s Show. Et fatalement, à 31 ans, la critique belge de cinéma (L'Avenir, Métro, La Première…) n'a pas regardé les aventures vintage d'Eric, Jackie, Donna, Kelso et les autres du même œil complaisant qu'en pleine adolescence. «Il y a des choses qui sont limites. Je me suis rendue compte que la façon dont certains personnages étaient utilisés, ça ne me faisait plus rire. Ça me met même mal à l'aise aujourd'hui», raconte-t-elle à propos de son récent binge-watching. «Fez est un peu un looser qui n'arrive pas à draguer, mais le fait qu'il se cache dans l'armoire de filles quand elles dorment, qu'il pique leurs culottes… Je tique aujourd'hui, alors qu'à l'époque, on n'avait pas cette réflexion-là».

Mais «je n'ai pas découvert que Fez était le lourd de la bande ou que Red était le papa anti-communiste et raciste, qui a fait la guerre du Vietnam. On le savait, mais ce qu'on redécouvre, c'est plutôt la façon dont certaines blagues étaient cautionnées». Et l'analyste du petit et du grand écran de mettre en lumière un subterfuge audible, mais invisible : les rires enregistrés. Comme dans Friends, «on nous sert des rires enregistrés pour savoir quand c'est drôle. Et nous, par réflexe, on rit».
Alors que la pratique a tendance à disparaitre aujourd'hui dans les séries comiques – au profit, notamment, d'une bande son toujours plus léchée -, elle nous permet d'interroger la manière dont nous avons toujours été encouragés à rire de certaines choses, même lorsqu'elles étaient déjà alors oppressives. Mais aujourd'hui, alors que les défenseurs de Friends se joignent au chœur des «On ne peut plus rire de rien », force est de constater que plutôt que de censure, c'est pourtant un véritable débat qui a lieu. «À l'époque, on regardait ces séries seuls et au mieux, on se retrouvait à la cour de récré pour en parler. C'était tout. Il n'y avait pas de deuxième caisse de résonnance comme les réseaux sociaux. Il n'y avait que la télé», explique Elli Mastorou.
La censure, c’est comme la confiture
Pour elle, la bande de copains critiquée aujourd'hui n'a jamais été toute blanche. Ou plutôt, si. «Il y a plein de choses qui posent problème, notamment au niveau de la diversité : il a fallu attendre neuf saisons pour voir apparaitre une personne de couleur – si l'on exclut Julie, la petite amie de Ross, d'origine asiatique, dans la saison 2», décrypte-t-elle.

Quant à l'homophobie soulignée par Slate, elle est bien réelle, et fait même partie de la trame scénaristique du show. «Chandler a très clairement un problème avec l'homosexualité. La série l'explique par le divorce de ses parents, dont le père quitte la mère pour un autre homme. C'est un gros trauma, qui n'excuse en rien ses paroles, mais qui devient une source d'humour. L'homosexualité y est une thématique ambiguë, avec aussi un mariage lesbien, mais que Ross vit très mal. C'est quelque chose que Chandler et Ross partagent : une 'trahison' liée à l'homosexualité, qui les rend un peu aigris», décortique la journaliste. Ainsi, la présence positive de thématiques comme l'homosexualité ou l'obésité, mais doublées des éternels «traits d'humour »dominants, rend la tambouille paradoxale. «Globalement, c'est une série qui se voulait ouverte et progressiste. Sur certains aspects c'est réussi, sur d'autres pas», conclut Elli Mastorou, avant d'ajouter : «mais aucune de nos œuvres cultes n'est parfaite ou irréprochable».
Le but, ce n'est pas de censurer, mais de s'informer et de parler d'une œuvre en connaissance de cause.
Car plutôt que de crier immédiatement au puritanisme culturel, l'experte ès cinéma aimerait plutôt que l'on se réjouisse d'un esprit critique dont elle a par ailleurs fait le métier. «Le fait qu'on puisse questionner des choses qui jusqu'ici nous paraissaient gravées dans le marbre et immuables, je trouve ça intéressant.Ce que je trouve dommage par contre, c'est qu'on prenne une lecture critique comme une attaque personnelle, comme une insulte aux goûts de chacun. Et pour certains, comme un appel à la censure. Si les gens culpabilisent en lisant ces critiques, c'est leur choix. Moi, je choisis de me dire que c'est un angle nouveau, que je sois d'accord ou pas, que j'aie un avis ou pas. On peut très bien aimer une série parce qu'elle nous touche sur le plan personnel, mais reconnaitre qu'elle a des défauts».
Des baisers forcés à la culture du viol
Reste à savoir si les films d'antanpourraient encore gagner leur place dans le cœur des spectateurs, s'ils devaient sortir de nos jours. «Des films de réalisateurs français avec une vision de l'amour 'à la française', peut-être que ça ne passerait plus.Police, de Maurice Pialat, par exemple, montre une histoire d'amour entre Gérard Depardieu et Sophie Marceau, qui passe quand même beaucoup par des plaquages au mur et des baisers forcés«. De la même manière, nombreux ont été ceux à redécouvrir la scène «romantique »de Blade Runner, au cours de laquelle l'inspecteur Deckard force une embrassade sur la répliquante.Violente et dans un premier temps non-consentie, elle va à l'encontre du précepte moderne qui veut que «quand c'est non, c'est non ».
Qu'on le veuille ou non, ces œuvres ont participé à l'entretien d'une certaine vision des rapports hommes-femmes. Les mêmes qui ont contribué à instaurer ce que les féministes appellent depuis quelques années la «culture du viol »,un «appareil de pensée, de représentation, de pratiques et de discours qui excusent, banalisent, érotisent voire encouragent la violence sexuelle», cite l'association Média Animation dans le cadre d'un intéressant court documentaire sur la culture du viol dans la fiction, qui reprend nombre d'exemples frappants issu de la pop culture.
Pour autant, n'en déplaise à l'intervention récente de Catherine Deneuve et de 99 autres femmes, critiquer une œuvre artistique ou de divertissement n'équivaut pas à la censurer, d'après Elli Mastorou. «Ce n'est pas du tout ça qu'on est en train de faire – d'autant que sinon, il faudrait censurer 90% de ce qu'on a créé par le passé. Contrairement à la tribune du Monde, plutôt essentialiste et qui parle de pulsions, j'estime que notre rapport aux autres est culturel, et qu'il nous est donc inculqué. Et fatalement alors, il peut changer. On a souvent tendance à se cacher derrière le côté biologique de choses qui sont pourtant purement culturelles».
Ainsi, critiquer les films et séries mythiques de notre adolescence – et donc de notre construction -, c’est aussi l’occasion de remettre en question certaines certitudes intouchables – sans raison -, et qui contribuent à nous séparer des autres. Pour que se fédérer autour d’une série reste surtout le point de départ d’un échange, à la cour de récré ou derrière son clavier, et non d’un retranchement derrière des passions culturelles.