L’écriture inclusive : entre attirance et répulsion
Condamnée par l’Académie française qui hurle au «péril mortel», encouragée par ses instigateur·trice·s; l’écriture inclusive se propose d’intégrer en son code des signes permettant de visualiser davantage la présence des femmes. Parmi ces signes qui permettent d’augmenter la visibilité féminine, le point médian divise encore plus qu’il ne rassemble.
- Publié le 17-11-2017 à 16h44
- Mis à jour le 04-09-2019 à 15h13
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Décryptage avec Laurence Rosier, professeure de sociolinguistique à l’ULB.
Depuis la parution du premier manuel scolaire en écriture inclusive, la discussion fait rage. Selon qu’ils se positionnent pour ou contre l’inclusif, les locuteur·trice·s tiennent des propos d’une violence injurieuse; réactions épidermiques qui rappellent le débat sur la féminisation des noms mais dans un discours élargi qui remet en cause les combats féministes, LGTBQ, les gender studies… Laurence Rosier, écrivaine et professeure de linguistique à l’ULB revient sur quelques aspects du phénomène.
La question du neutre
Les opposant.e.s s’accordent à dire que l’écriture inclusive est vaine puisqu’il existe en français une forme neutre, contenant tous les genres: le masculin. Qu’en pensez-vous?
Quand on évoque le «neutre», on se souvient surtout du latin. Mais le latin n'est pas la seule langue dotée d'un neutre présentant une forme spécifique. En allemand, par exemple, le neutre est régulier et marqué de suffixes comme –tum (das Königtum, le royaume).
En français, certains mots ont un genre indéterminé (ou épicène). On peut dire «un artiste» ou «une artiste»: le mot est indifférencié mais il n'est pas neutre. Malgré quelques exceptions («la vigie», par exemple, qui désigne aussi bien un homme qu'une femme), le français moderne ne possède pas de neutre.
Ces débats sur le genre sont confus car on amalgame genre grammatical, genre lexical et genre sociolinguistique et qu'on confond neutralisation et féminisation. Le but de l'écriture inclusive n'est pas tant de marquer le féminin que de neutraliser l'alternance entre forme masculine et féminine. Certain·e·s partisan·e·s de l'écriture inclusive militent d'ailleurs pour une neutralisation de la langue et proposent de nouveaux termes épicènes, notamment pour les pronoms: illes (pour ils/elles) proposé par Françoise Marois en 1984, ou al (pour il/elle) proposé récemment par Alphératz, grammairienne travaillant à la création du genre neutre en français.
Écriture inclusive : la langue façonne-t-elle le réel?
Autre argument fréquemment rencontré dans le chef des opposant.e.s : le langage n’est pas instrument dont on joue à l’envi pour modeler le monde et réparer les inégalités hommes/femmes. Qu’en pensez-vous?
Les mots ne sont pas magiques mais il faut accepter de dénommer de nouvelles réalités. La langue dit en partie le monde; c’est en tout cas de cette façon que les gens la conçoivent. La langue n’est pas sexiste (mais «genrée», comme le dit Éliane Viennot) ni fasciste (pour citer Barthes) mais ses usages servent à exprimer des positions idéologiques. Si l’on inscrit des lois qui condamnent les propos racistes, antisémites ou sexistes, c’est parce qu’on considère qu’il est dangereux de les proférer et que les mots ont une force de frappe négative (de même qu’inversement un mot d’amour peut nous faire fondre). Le langage provoque des émotions et la valeur performative ou perloctoire des mots est avérée. On peut ainsi raisonnablement penser qu’augmenter la visibilité du féminin dans la langue a permis d’ouvrir des professions aux femmes et vice versa, qu’une femme occupant un poste traditionnellement masculin peut amener un changement dans la langue.
Que pensez-vous de la «règle de proximité», souvent évoquée dans la discussion autour de l’écriture inclusive?
La règle de proximité fait référence à un débat bien plus ancien: la réforme de l’orthographe d’usage et la volonté de modifier les accords d’orthographe grammaticale. Les linguistes n’en sont pas à leur première tentative de simplification de l’accord du participe passé (envisageant notamment de rendre invariable le participe passé employé avec l’auxiliaire avoir) mais ces réformes connaissent une telle opposition que leurs promoteur·trice·s, confrontés à des réactions affectives intenses, finissent par se mettre en retrait.
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Je pense pour ma part que les règles édictées par les hommes sont faites pour évoluer. Par ailleurs, des études psycholinguistiques démontrent que les «scripteurs» adoptent plus spontanément la règle de proximité. Tout est essentiellement question d’habitude.
Le point médian: point de discorde?
Au cœur des discussions (et des mots!), le point médian dérange. Pourquoi?
De prime abord, le point médian n’est pas «facile». Les adeptes de la simplification orthographique estiment que le raccourci clavier complexifie le geste d’écrire. Mais puisque l’idée centrale est d’aller vers davantage de neutralisation (avec l’emploi d’épicènes), le point médian n’est peut-être qu’une transition. Je ne focalise pas sur ce point symbolique. Au passage, on notera que les personnes qui ont hurlé lorsqu’on a supprimé l’accent circonflexe sont les mêmes qui s’offusquent aujourd’hui lorsqu’on ajoute le point médian: on enlève, on crie, on crée, on crie!
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Dans les débats virulents, on oublie que ces propositions font fonctionner la langue à la manière d’un laboratoire oulipien! Durant les années 60, les membres de l’OuLiPo (dont Queneau) travaillaient déjà sur la neutralisation et le pronom épicène:
L'androgyne,I
Autant à voile qu'à vapeur
Si l'une en rit, un autre pleure
Ellil? Ilelle? auriez-vous peur?
Pensez-vous que l’écriture inclusive doive s’ériger en norme?
Même si certains font de l’écriture inclusive un cheval de bataille, les gens doivent pouvoir choisir de la pratiquer (ou non). Selon moi, il ne s’agit pas d’imposer cette écriture bien que son effet de neutralisation puisse en faire la règle dans l’administration, par exemple. Il importe surtout de retenir que les écritures inclusives visent à la neutralisation pour rendre compte de la réalité de personnes non binaires et, plus largement, pour sortir des stéréotypes de genre.