Demandeurs d'asile : Le blues des employés qui décident de leur sort
Au Commissariat général aux réfugiés, la détresse humaine n’entre pas toujours dans les cases. Pourtant, les «officiers de protection» doivent les cocher, décidant ainsi de qui part, de qui reste. Un quotidien depetites victoires et de grandes frustrations, dicté par une logique de productivité inévitable.
- Publié le 20-06-2017 à 18h58
- Mis à jour le 25-06-2017 à 14h04
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Dans son petit bureau du Commissariat général aux réfugiés, Julien* est assis face à son rendez-vous de la journée. Un par jour, pas plus pour lui, ou les visages et les histoires finissent par s’entremêler – ce qui n’est bon ni pour lui, ni pour l’homme qui le dévisage de l’autre côté du bureau, ni pour le rapport qu’il lui faudra produire après l’entretien. Face à Julien, le demandeur d’asile s’apprête à raconter sa fuite, sans espoir de trouver un autre pays au bout du voyage. Ils passeront les trois à cinq prochaines heures ensemble, entre ces quatre murs. Eux deux, et un avocat somnolant dans la chaleur de l’après-midi, malgré laquelle Julien devra juger la crédibilité d’un récit si personnel.
Car Julien est officier de protection auCommissariat général aux réfugiés et apatrides, le CGRA. «OP», dit-on dans le jargon. Un terme «marrant», pour celui qui, amer, ne trouve plus son travail si drôle. Un autre mot qu'il trouve désagréable, c'est celui qui qualifie ce qu'il s'apprête à faire passer : une «audition». «Pour moi, c'est un interrogatoire», lâche-t-il.
À crédible, crédible et demi
Bien sûr, il connait déjà l’essentiel de ce que son interlocuteur s’apprête à lui confier. Il a préparé l’entrevue, comme toutes les autres,analysant l’entretien préliminaire que l’homme a passé à l’Office des étrangers à son arrivée en Belgique. Mais il lui faudra tout savoir. Les moindres détails du trajet, et tout ce qu’il s’est passé avant, ce qui a précédé sa décision de partir.

Du récit, l'officier de protection doit tirer «une sensation de vécu», l'impression que l'homme est passé par toutes ces épreuves, qu'il ne les a pas empruntées à un compatriote au cours d'un long séjour en centre ouvert. Pire, qu'il les aient achetées à un passeur, qui vend des histoires crédibles. «Beaucoup (…) sont bien préparés, parce qu'ils sont accompagnés par des avocats spécialisés qui connaissent nos méthodes», explique-t-il. Pour analyser le récit, Julien peut s'appuyer sur ses connaissances, tirées d'une formation – qu'il juge trop rapide -, mais aussi sur celles, plus poussées, d'une équipe d'une trentaine de chercheurs du CGRA. Ceux-ci se rendent régulièrement sur place, à l'inverse des OP, pour des questions budgétaires et de sécurité. «On a aussi une base de donnée d'articles de presse et scientifiques. Mais même s'il y a énormément de moyens qui sont investis pour évaluer la crédibilité des récits, ça n'est pas une science exacte», complète Julien.
À partir de quel moment puis-jedire que ce qu'on me raconte est faux ?
La difficulté de son métier réside dans cette marge d'interprétation laissée entre les lignes directrices bien définies par la Convention de Genève, qui dicte les raisons pour lesquelles un demandeur d'asile se transformera en réfugié.«Ce ne sontpas des maths, c'est lié aux capacités subjectives de l'officier de protection, même si on essaie un maximum d'objectiver l'entretien.Ça dépend de notre vécu, de notre interprétation personnelle»,ajoute Julien, dénonçant un système qui lui demande l'impossible, selon lui. «À partir de quel moment puis-jedire que ce qu'on me raconte est faux ?», demande l'OP, impuissant. Au sein de l'organe, il arrive même de devoir définir, sur base d'un entretien, si un demandeur est bel et bien homosexuel – l'orientation permettant dans certains cas un accès immédiat au statut de réfugié.

À la fin de l'audition plus de trois heures plus tard, un rapport de quelques feuillets avec, en pièce jointe, une sanction de vie ou de mort. Le demandeur d'asile lui semble «crédible» – ildéteste ce mot -, mais il se peut encore que sademande soit refusée. Le cas est rare, mais quand il se produit, l'ordre vient toujours de plus haut : le rapport a été relu par un superviseur et on n'a pas pardonné à l'homme d'avoir buté sur quelques questions. Le nom d'une ville par laquelle il est passé. Une erreur de date. Une relation mal définie. Le fait qu'il ignore le prénom d'une femme qu'il a longtemps appelée «mama», même si elle ne l'était pas vraiment. «On devrait accorder beaucoup plus d'importance aux différences et au fossé culturel, qu'on ne prend pas assez en compte», estime Julien, quiserépète souvent que «l'erreur est humaine et [que] la mémoire a ses défauts». «J'ai eu plusieurs fois des décisions de reconnaissance qui ont été cassées par des supérieurs, mais jamais l'inverse. Jamais un refus n'a été contesté», ajoute-t-il. Ce que conteste la voix officielle du CGRA, Damien Dermaux, mentionnant un sacro-saint «bénéfice du doute». Quoi qu'il arrive,«dans la plupart des cas, la proposition de décision mise sur papier par l'officier de protection est celle qui sera prise», assure-t-il.
Quand le récit libre contient trop de zones d'ombre ou d'erreurs, très vite, Julien le sent. «Dans notre formation, on nous invite à rester le plus neutre et objectif durant l'audition. Mais c'est impossible : notre avis se construit au fur et à mesure du récit.À partir du moment où l'on se rend compte que c'est mauvais et que notre rapport va devoir l'argumenter, on se met à la recherche de ces arguments». Il prend alors chaque fait, et tel un enqueteur, le découpe en mille morceaux pour autant de questions ciblées. «On donne aussi aux demandeurs la possibilité de se corriger», rappelle-t-il.
Employés fatalistes
Mais le temps passe et les même profils, dossiers ethistoires reviennent. Rien qu'en mai 2017, 2 430 cas ont été traités en Belgique, avec un taux de refus de 46%. «Pour certains dossiers, j'ai un template qui est tout fait», confesse-t-il, avant d'ajouter, à propos des 300 officiers de protection du CGRA : «on se repose un peu trop sur nos acquis, on ne se remet pas en question». «Il y a un peu une 'vision d'employés', celle qui veut qu'on ne puisse rien faire à notre échelle. Il y a parfois un esprit défaitiste, un peu fataliste», juge-t-il. Chez lui, chez d'autres aussi, l'impuissance mène à la frustration. «On est confrontés à une misère humaine qui n'entre parfois pas dans les critères de la Convention de Genève. Pourtant, ce sont toutes des personnes à qui on ne peut du coup apporter de protection. Ça fout souvent un coup au moral». «Ce n'est pas un travail facile, la responsabilité des OP est énorme», concède Damien Dermaux, même si à l'heure actuelle, aucun vrai service psychologique n'est mis à leur disposition.
Chaque dossier, ce sont des personnes qui attendent.
Au cœur de cette frustration,notamment, le manque de reconnaissance du danger que vivent certains demandeurs d'asile s'ils venaient à retourner dans leur pays. Si leur situation ne rencontre pas les critères de la Convention de Genève, elle peut encore bénéficier de la «protection subsidiaire» accordée à certaines régions du globe. Quand là encore ce n'est pas le cas – comme pour les déplacés en provenance de la région de Bagdad, par exemple -, il n'y a plus rien à faire. «Pourtant, on a des moyens de pression«, assure Julien, qui mentionne la grève. «La direction veut absolument qu'on sorte un certain nombre de dossiers par mois.On pourrait les geler, tant qu'on ne s'est pas mis d'accord sur de nouvelles protections subsidiaires».
«Il faut rappeler un principe», selon le porte-parole, «c'est que la protection subsidiaire, comme son nom l'indique, est subsidiaire. On applique la primauté de la Convention de Genève ».

Comme une seconde chance, Julien mentionne la possibilité de reconvoquer des demandeurs pour éclaircir certains points. Pourtant, il le fait rarement : «On n'a pas le temps», tout simplement. «On a des objectifs et un nombre de décisions à rendre par mois – heureusement, qu'elles soient positives ou négatives n'a pas d'importance. Si je travaille 20 jours, je dois au moins rendre 12 décisions. C'est très difficile à atteindre, j'y arrive rarement».
La logique de productivité, qui peut amener à des sanctions dans les cas les plus extrêmes, provient d'un impératif : celui d'éviter de trop longues périodes d'attente aux demandeurs d'asile, critère qui fait aussi partie de l'objectif qualitatif de l'organe. «Chaque dossier, ce sont des personnes qui attendent», précise Damien Dermaux. Actuellement, la charge de travail du CGRA s'élève à12 078 dossiers. «On peut considérer 5 000 dossiers comme étant une charge de travail normale», indique leur site. Mais la réalité liée à la problématique de l'asile adepuis longtemps dépassé le stade de la «normalité».
*prénom d’emprunt