50 ans de l'incendie de l'Innovation : Ils se souviennent du piège infernal
22 mai 1967, L’Innovation brûle. Une tragédie: 251 morts, 62 blessés parmi les membres du personnel. Ceux qui, comme Henri (70 ans), Pierre (90 ans) et Francis (85 ans) vécurent cette tragédie en ont été marqués pour toute leur existence.
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- Publié le 22-05-2017 à 09h52
- Mis à jour le 23-05-2017 à 11h47
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« J'avais 20 ans, je commençais dans le métier. Après cette intervention, je suis rentré à la maison et j'ai dit à mes parents que je ne voulais plus être pompier. Les gens qui s'étaient jetés dans le vide pour échapper aux flammes, les corps par terre, l'impossibilité de rentrer dans le magasin pour sauver plus de personnes, cela ne passait pas. Finalement, j'ai changé d'avis. Ma carrière de pompier à la ville de Bruxelles a duré quarante-cinq ans. J'ai vu beaucoup de choses. L'incendie de l'Inno reste le moment le plus marquant. Je vois encore la façade vitrée de l'ancien bâtiment Horta inondée de feu, ressemblant à un immense poêle dont personne ne pourrait plus sortir vivant». Ceux qui, comme Henri Geens (70 ans), ont été les témoins de cette tragédie ne l'oublieront jamais. Les rescapés qui ont échappé à ce piège infernal non plus.
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C'est le cas de Pierre Maerckx (90 ans), à l'époque directeur des services administratifs, coincé dans les cuisines du restaurant, au troisième étage. « Avec un collègue, je quittais le self-service où nous avions passé l'heure de table. On a constaté la présence d'un brouillard blanc qui flottait dans le grand vide du hall. Mon collègue qui travaillait pour la sécurité est allé aux renseignements. Et puis, quelqu'un a crié qu'il y avait le feu. La lumière s'est éteinte. Je savais qu'il y avait une sortie de secours avec une échelle extérieure que j'ai cherché à atteindre en fonçant vers les cuisines. J'ai enjambé le comptoir. Je suis arrivé devant une fenêtre que j'ai réussi à ouvrir. Mais l'échelle n'était pas là. Il y avait d'autres personnes, trois ou quatre. Notamment une jeune femme d'une vingtaine d'années. On entendait les sirènes de pompiers dans la rue. Elle m'a dit : "On va mourir ici." J'ai essayé de la rassurer. Dans la rue, dix mètres plus bas, des gens criaient de ne pas sauter. Les secours allaient arriver ».
« Une fumée noire est apparue dans la cuisine. La fenêtre avait une partie fixe et une partie mobile. Instinctivement, je me suis mis à cheval sur la partie fixe en tournant la tête vers l'extérieur. Il y avait un risque de chute mais il fallait échapper à cette fumée. La jeune femme, elle, s'est assise et elle a gardé le visage tourné vers l'intérieur. Lorsque la fumée s'est estompée, j'ai regardé à l'intérieur. Toutes les autres personnes qui se trouvaient dans la cuisine étaient mortes, intoxiquées et brûlées par la fumée. La jeune femme avait un regard vitreux. J'ai cru qu'elle était en vie. Je lui ai parlé. J'ai essayé de lui nettoyer les lèvres, qui étaient noircies comme le reste du visage, mais sa peau se détachait. Il était trop tard. Une échelle est arrivée, je l'ai saisie. J'ai dit au pompier de regarder s'il pouvait faire quelque chose. Je suis rentré en bus à la maison. Là seulement, en retrouvant ma femme, j'ai commencé à pleurer. En retirant mes vêtements, j'ai constaté que j'avais été brûlé. Mais le pire, c'était le regard de cette jeune femme. Il m'obsédait. Je culpabilisais. J'ai surmonté cela quand mon médecin m'a démontré que je n'aurais rien pu faire pour elle».

Ce 22 mai 1967, vers 13 h30, Francis Borle (85 ans), se trouve dans son bureau, au cinquième étage. Lui aussi, il se souvient de tout: « Alors que j'étais au téléphone avec un client, ma secrétaire a passé la tête par la porte pour nous dire qu'il y avait un incendie. Dans un premier temps, je n'y ai pas vraiment cru. J'ai mis la main devant le cornet et j'ai demandé à mon adjoint d'aller se renseigner sur ce qui se passait. J'ai repris la conversation téléphonique. Quelques instants plus tard, mon collègue est revenu : "Cela a l'air sérieux." J'ai dit : "Bon, on s'en va !" J'ai très poliment abrégé ma conversation avec le client tout en prenant quelques affaires et, enfin, j'ai quitté ce local qui allait bientôt totalement disparaître dans les flammes. J'ai commencé à descendre et je suis arrivé à l'étage du restaurant. Il y régnait un silence étrange, je dirais feutré. Et alors qu'un nuage noir se dirigeait vers moi, j'ai compris que c'était grave. J'ai eu le réflexe de prendre le petit mouchoir blanc qui se trouvait dans la pochette de mon costume. Je l'ai placé devant mon nez. Et puis, j'ai eu une bonne intuition : au lieu d'essayer d'aller plus bas,
Je suis remonté vers les étages supérieurs».
Il passe alors en mode « survie » : « À partir de ce moment-là, je suis devenu insensible ! L'instinct de survie. La bête traquée qui fuit pour échapper au danger. J'ai vu une fenêtre. Pour y accéder, je suis monté sur un radiateur. Et, avec d'autres personnes, je me suis retrouvé sur la toiture arrière du bâtiment, rue du Damier. Au moment où je suis arrivé là, j'ai vu une femme qui se jetait dans le vide. Elle en est morte. Nous sommes restés à huit : quatre femmes et quatre hommes. On a entendu des bruits provenant de la cuisine du restaurant qui se trouvait en-dessous de nous. Les vitres se brisaient et les gens criaient, ils sautaient par les fenêtres. Ils tombaient par terre avec un bruit lourd. J'ai été témoin de cela. Le souvenir de ces scènes d'horreur est indélébile. Mais, sur le moment, je restais concentré sur mon objectif. Je me répétais : "Il y a une solution, il y a une solution…" J'avais juste un but, celui de survivre. On criait aux gens d'en bas : "Venez nous sauver, venez nous sauver !" La rue était étroite. Les pompiers ne parvenaient pas à y faire entrer la grande échelle. Une toile a été ouverte mais de là où l'on était, elle semblait toute petite. Pas question de sauter, sauf en toute dernière extrémité. Et puis, on n'a plus vu grand-chose, à cause des fumées qui désormais nous séparaient de la rue».

C'est alors que, comme dans un film, apparaît un sauveur. « Un certain monsieur Van Belingen, le décorateur du magasin, s'est rendu dans les bâtiments d'en face, rue des Damiers, où nous disposions de locaux de stockage. Il savait que s'y trouvaient de très longues cordes qu'il utilisait pour installer des décors dans le grand vide du hall de l'Innovation. Je vois encore ce moment extraordinaire : debout sur un appui de fenêtre, des collègues le tenant par les jambes pour qu'il ne tombe pas, nous lançant cette corde que nous avons finalement fini par attraper. Une première personne est partie, mais elle ne s'est pas suffisamment accrochée à la corde et elle est tombée, se brisant la colonne. La deuxième, ma secrétaire, s'est laissé glisser jusqu'en bas. Ses mains ont été coupées jusqu'à l'os. Sur le toit, il y avait aussi une petite dame qui ne disait rien. Elle ne bougeait pas. Je lui ai lancé : "C'est à vous !" Elle m'a répondu : "Non, laissez-moi mourir." Je l'ai attrapée par la peau du dos. Je l'ai forcée à se mettre à califourchon sur la corde. Et en la poussant du pied, je lui ai crié : "Vous allez descendre, nom de… !" Finalement, elle s'est exécutée et est arrivée à bon port. Les autres rescapés ont suivi le même chemin. Ayant fait de l'alpinisme, j'ai pu descendre sans trop d'encombre. Quand je suis arrivé en bas, on a voulu me mettre dans une ambulance. J'ai refusé, me rendant compte qu'il ne restait qu'une seule voiture dans cette rue et que c'était la mienne. Je me suis précipité dans mon véhicule et je suis parti, juste avant que l'immeuble s'écroule là où j'étais garé».

Francis Borle est devenu plus philosophe à la suite de ces événements : « J'avais une chance sur cent de m'en sortir mais, clairement, ce n'était pas mon heure. Sans cette corde, nous n'aurions eu d'autre solution que de sauter, sans grand espoir de survie. Le toit que nous avons quitté grâce à la corde s'est effondré très peu de temps après notre fuite. Ce type d'"expérience inoubliable", cela vous aide à avoir un regard plus détaché sur l'existence. Je me suis dit "advienne que pourra", il y a peut-être une bonne étoile au-dessus de moi. Je vis et c'est extraordinaire en soi».