TED(x) et le retour du "grand discours"
Le 9ème édition du TEDxBrussels se tient ce lundi à guichets fermés. Mais qu’est-ce qui dans TED interpelle le public, et plus spécialement la fameuse génération Y ? Retour sur un phénomène qui fascine et qui vend, en misant sur un renouveau du grand discours et de la vulgarisation.
- Publié le 06-03-2017 à 15h34
- Mis à jour le 09-03-2017 à 15h38
:focal(1245x837:1255x827)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/SVS7XMWBPZGRZNN2IIWNY6RKO4.jpg)
«Je suis quelqu'un qui aime bien changer le monde – c'est le fil rouge de ma vie. Et je pense qu'aujourd'hui, la seule façon de changer le monde, c'est avec des idées», lance Rudy Aernoudt dans un sourire, avec cette attitude bonhomme et positive qui le caractérise. Cet économiste, philosophe et professeur d'université longtemps investi en politique – le seul à avoir été directeur de cabinet aux niveaux européen, belge, wallon et flamand -, a fait sienne la devise de TED, «des idées qui valent la peine d'être partagées», à tel point qu'il est devenu, depuis plusieurs années, le curateur du TEDxBrussels.
TED, pour «technology», « entertainment »et «design», est le grand frère des TEDx, les représentants locaux d'une véritable philosophie du discours. Depuis près de dix ans, on trouve à Bruxelles une «succursale» de cet évènement américain qui consiste à offrir, pendant 12 à 18 minutes, un podium à des conférences littéralement extra-ordinaires. Parfois live-streamée et toujours partagée en vidéo a posteriori, la grande messe des idées qui aura lieu ce lundi 6 mars dans la capitale est sold out.
Inspiration et challenge
Récemment, Namur, Liège, Gand, ou encore Anvers s'y sont aussi mises – même si elles n'accueillent souvent pas un public aussi important qu'à Bruxelles -, tandis que le phénomène séduit toujours plus de villes et de spectateurs. Avec ses speakers au discours court et impactant, chaque intervention TED(x), pensée et pesée, semble prête à bouleverser notre façon de penser.
«On y va pour chercher des idées et l'inspiration. Et puis on a aussi envie de voir une fois comment ça se passe en vrai. C'est bien de regarder des vidéos sur son ordinateur, mais c'est quand même pas super interactif», explique Nicolas Musty, un jeune entrepreneur de 25 ans qui était dans le public du TEDxBrussels 2016. «C'est un peu les X Games [championnat international de sport de glisse] de l'entreprenariat. On se dit « waouh, les gens sont capables de faire ça, il faut que je me bouge les fesses, maintenant ! »», ajoute-t-il.
Ca pousse à réfléchir plus loin et à se remettre en question
De leur côté, Jonathan Piron et Martin Nera, la petite vingtaine et bénévoles pour le TEDxUCLouvainqui aura lieu le 9 mai prochain, s'enthousiasment : «Ce ne sont pas que des gens sur une estrade. Ca lance une conversation qui peut challenger les gens. C'est une argumentation, avec un point de vue, mais en général, la manière de la dire est suffisamment ouverte que pour lancer une discussion. L'essence de TEDx, c'est ce côté « Parlons-en »», professe Martin.
Pour Jonathan, encore étudiant et qui passe entre cinq et dix heures par semaine à organiser l'évènement, c'est le challenge inhérent à ces conversations qui est excitant : «Ca pousse à réfléchir plus loin et à se remettre en question». Et pour les deux bénévoles, «c'est très positif». «C'est quelque chose que j'apprécie avec TED, même si ce ne sont pas forcément des sujets controversés. Il est là le challenge», conclut Martin.
Un format ultra-efficace et vulgarisateur
Le fond comme la forme de ces présentations sont le fruit d'un travail important de la part des organisateurs et des intervenants. Rudy Aernoudt décrypte : «Quand un orateur n'a que 12 minutes, il ne va pas en perdre une seule. L'avantage est que le message est très clair». Chaque speaker est soumis à une pression importante, est suivi par un coach et doit se soumettre à une présentation avant l'évènement : «Il y a une répétition et si elle n'est pas bonne, ils ne parlent pas. C'est très sévère et c'est une procédure qu'il faut accepter. Les gens payent pour venir à cette conférence ! On ne vient pas pour la réception, mais pour le discours».
Car la vraie star, dans un TEDx qui ne compte finalement souvent que très peu de peoples, c'est bel et bien ce fameux discours. Mais qu'est donc parvenu à inventer ou à remettre au goût du jour le phénomène, pour drainer tant d'attention et de public ? Pour Laura Calabrese, professeure et chercheuse en discours médiatiques à l'ULB, c'est très simple : TED symbolise le renouveau de la vulgarisation scientifique, dont il parfaitement maîtrise le langage : «la brièveté, peu de technique, beaucoup de graphiques et des codes du one man show, dans une idée du savoir pour tous», analyse-t-elle.
Les TED talks représentent l'utopie du premier web
Les conférences réussissent ainsi là où les médias semblent avoir échoué dernièrement, à savoir redorer le blason terni de l'expert depuis l'avènement du web. D'ailleurs, «les TED talks représentent un peu l'utopie du premier web», si l'on en croit Laura Calabrese, qui étudie notamment les réactions des publics médiatiques et leur rapport avec les experts. «Au début on était très optimiste sur la circulation des connaissances et sur les discussions qui en découleraient : l'intelligence collective. Les TED c'est un peu tout ce qu'on attendait du web au début, avant l'invasion des trolls et l'utilisation du web à des fins de propagande marketing et politique». Et TED n'est pas le seul à surfer sur ce retour d'intérêt pour la vulgarisation scientifique : d'autres plateformes en ligne, comme «I fucking love science» et ses 24 millions d'abonnés sur Facebook, ont fait du savoir pour tous leur fond de commerce.
Une génération Y qui s’arrache les tickets
Les plus fervents supporters de TED, ce sont les jeunes, si l'on en croit la vente express de tickets «étudiants» pour les différentes conférences. Rudy Aernoudt qualifie ceux qui gravitent autour de lui et de l'organisation des TEDx d'«idéalistes» entreprenants : «Les jeunes savent que pour l'instant tout change énormément, très vite. Ils vont peut-être être amenés à faire un boulot qui n'existe pas encore aujourd'hui. Il faut anticiper, et pour anticiper, il faut comprendre. Pour comprendre, il faut voir des perspectives différentes», prêche-t-il, avant d'insister sur un point : «Les jeunes manquent d'idées et de discours qui dépassent le présent».
Mais si l'on en croit l'experte Laura Calabrese, c'est davantage la forme que le fond qui les séduit. «Je suis enseignante et on le voit chez les étudiants : ils veulent du court», déclare-t-elle, moins convaincue de l'aspect révolutionnaire de ce type de discours que l'on peut retrouver dès le 16ème siècle, dans les foires moyenâgeuses. Jonathan Piron de TEDxUCLouvain confirme : «La vidéo, c'est un média qui parle beaucoup aux jeunes. C'est plus vivant que de lire un article», en référence à la retransmission systématique des talks en ligne.

J'ai été un peu gêné par le côté marketing du TEDx
Nicolas Musty, qui s'était rendu à la précédente édition du TEDxBrussels – à Molenbeek, exceptionnellement -, n'est pas non plus franchement convaincu. «Désenchanté», même : «D'un côté, je suis un bon client pour ce genre d'évènements, parce que j'aime bien être impressionné, et en même temps, j'ai été un peu gêné par le côté marketing du TEDx. Parfois, ça saute une peu aux yeux que l'intervenant vient juste vendre un projet de startup, ou un produit qui va être commercialisé. Et en même temps, on a envie de les écouter et de les croire, tant la formule est parfaite».
Rudy Aernoudt se défend pourtant de tout agenda, du côté des interlocuteurs : «Pour l'instant, aucun orateur n'a jamais refusé de venir, pourtant ils ne sont pas payés […] Ils n'ont rien à vendre. C'est tout à fait apolitique», insiste le curateur.
Une philosophie du discours très rentable
Ce qui n'empêche TED(x) d'être un véritable business : pour cette 9ème édition bruxelloise, les tickets se sont vendus entre 39 et 89 euros ; une coquette somme tout de même, même si on est loin des 6 000 dollars pour l'entrée tanzanienne du prochain «TED main event». Ce prix, Rudy Aernoudt le justifie avec aisance : une location à Bozar coûteuse, des frais de déplacements pour les orateurs et une logistique impressionnante, couplée à du live stream. Et puis, il y a l'expérience aussi. Le fait d'en être. «Il n'y a pas de Publifin chez nous !», lance-t-il, non sans humour.

Mais il est conscient aussi que pour certains, l'évènement puisse ne pas être très accessible : «C'est vrai qu'à la base, beaucoup d'étudiants me disaient qu'ils ne pouvaient pas venir, parce que c'était trop cher», avoue celui qui est à l'origine d'un tarif préférentiel pour les jeunes, 50 euros moins cher que le ticket normal. «et c'est vrai qu'il faut avoir l'opportunité d'avoir une journée de congé, puisque c'est en pleine semaine […] Maintenant, on ne peut pas avoir que des étudiants non plus. Je ne sais pas comment ouvrir davantage : c'est plein à craquer… Les bénévoles, ce sont aussi souvent des gens qui n'ont pas l'opportunité de se le payer», explique l'organisateur.
Sur un ton plus scientifique, Laura Calabrese détricote : «La vulgarisation a une audience depuis très longtemps, parce que la connaissance est considérée par les classes moyennes comme un capital auquel on veut accéder». Si TED(x) ne se considère pas non plus comme une révolution de classe, son fameux format permet à tout un chacun d'accéder et de partager une certaine forme de savoir. Car malgré les tarifs imposants de ses conférences, celles de Bruxelles sont retransmises en direct gratuitement dans huit universités belges et serontaccessibles ensuite en ligne, et ce pour zéro euro.