L'usage du smartphone chez les enfants, c'est grave docteur ?
Les enfants belges reçoivent en moyenne un smartphone à 8 ans. Or les études dénonçant la dangerosité d’une telle pratique ne manquent pas.
- Publié le 03-06-2022 à 07h40
- Mis à jour le 03-06-2022 à 11h08
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Médecin généraliste, spécialisée en santé et en développement de l'enfant, Anne-Lise Ducanda est médecin en PMI (protection maternelle et infantile). Également conférencière Unesco et membre fondatrice du CoSE, le Collectif surexposition écran, elle lance l'alerte depuis cinq ans sur les dangers des écrans pour les enfants. Son dernier livre, Les tout-petits face aux écrans, comment les protéger, qui concerne aussi les adolescents jusqu'à 18 ans, est paru en 2021 aux Éditions du Rocher.
Paris Match. Selon une étude de l'opérateur Mobistar, un enfant sur dix âgé de 7 à 12 ans demande un smartphone à Saint-Nicolas. Et si l'on en croit l'opérateur Base, 10 % des enfants possèdent un GSM dans l'enseignement primaire, contre 93 % dans l'enseignement secondaire. Faut-il s'en inquiéter ?
Le Dr Anne-Lise Ducanda. Ces chiffres m'apparaissent sous-estimés et il n'y a aucun conflit d'intérêts me concernant. Des associations ont procédé à des études en milieu scolaire montrant que 25 % des élèves du primaire possèdent un GSM. On peut craindre que cette tendance ne fasse qu'empirer, même si les parents commencent à prendre conscience de l'ampleur du problème.
En 2007 déjà, une trentaine de pédiatres flamands avaient signé une pétition pour interdire l'utilisation du GSM avant 16 ans. Selon eux, les autorités laisseraient les parents dans l'incertitude concernant les dangers du téléphone portable. Or, des études scientifiques font de plus en plus le lien entre l'utilisation du GSM et des troubles de l'activité cérébrale chez les enfants. Légende urbaine ou réalité passée soigneusement sous silence ?
Pour ce qui est de passer le phénomène sous silence, on est en droit de se poser la question. Il faut en effet souvent des années pour qu'un problème de santé publique soit mis en évidence, et on ne peut nier les intérêts économiques en jeu. Je fais partie du collectif CoSE, composé de médecins et de psychologues. Avec quinze autres associations, nous demandons que le monde politique français légifère pour interdire le smartphone en dessous de 15 ans. Le problème est identique de part et d'autre de la frontière, tant pour les GSM que pour les écrans. Il est même planétaire ! On sait que les pays asiatiques où sont fabriqués les smartphones connaissent cette problématique depuis longtemps. Ce serait eux, en particulier la Chine, qui auraient fait pression sur l'OMS pour que l'agence mondiale ajoute un nouveau trouble sur la liste des maladies mentales, le « gaming disorder » ou trouble du jeu vidéo. Il y a dix ans, la revue scientifique The Lancet publiait une étude évaluant la prévalence de la myopie chez les jeunes Asiatiques à près de 90 %. Et en 2016, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) a rendu un rapport qui note effectivement des modifications de l'activité électrique cérébrale des enfants sous l'effet des radiofréquences. Il ne s'agit donc pas d'une légende urbaine.

Une étude britannique récente a confirmé la nocivité du téléphone cellulaire sur les enfants. Elle rapporte que les ondes électromagnétiques émises par ces appareils peuvent avoir des effets sur les fonctions cognitives – mémoire, attention, coordination – des petits. Les parois du crâne beaucoup plus fines ne repousseraient pas assez le rayonnement de chaleur alors que le cerveau est encore en plein développement. Quels sont véritablement les risques ? Et quelle fourchette d'âge est concernée ?
Précisons d'abord qu'on entend par « petits » des enfants âgés de 0 à 6 ans. Un autre rapport établi par l'Anses confirme en effet que ces ondes diminuent les capacités cognitives des enfants. Il existe aujourd'hui 5 800 études démontrant l'effet des écrans sur les plus jeunes à travers les smartphones, les tablettes, les télévisions, les consoles de jeu et les ordinateurs ! La majorité montrent des effets nocifs, particulièrement sur les petits. Pour bien les comprendre, il faut savoir que les écrans privent l'enfant de ses besoins essentiels, à savoir inter-agir avec des humains et explorer le monde réel avec tous ses sens. Les enfants surexposés aux écrans peuvent présenter des troubles dans tous les domaines du développement : le langage, la capacité d'attention, la motricité, le sommeil (dont une carence peut avoir un retentissement sur le développement), la tolérance à la frustration et la capacité à faire des efforts. S'ajoutent à cela des troubles de la relation et de la communication. Il ne s'agit pas de suppositions. On le constate tous les jours dans nos cabinets.
A contrario, en France, l'Anses indiquait, il y a quelques années, que « les données actuelles issues de la littérature internationale ne permettent pas de conclure à l'existence ou non d'effets chez l'enfant, sur le comportement, les fonctions auditives, le développement, le système reproducteur ou immunitaire, ni d'effets cancérogènes ». Qu'en pensez-vous ?
Ce rapport publié en 2016 faisait état d'études publiées jusqu'en 2014. Or, depuis, de nombreuses autres sont venues renforcer le niveau de preuves, en particulier en matière de cancérogénicité. L'Anses est en train de remettre à jour son avis sur la question. La publication du nouveau rapport n'est pas attendue avant 2023, selon les informations dont je dispose. Aux Pays-Bas, en 2020, un rapport du Conseil de la santé concluait pour sa part à des effets possibles des radiofréquences sur le sang, la neurodégénération, la fertilité féminine ou le comportement.
De très jeunes enfants (moins de 6 ans) sont aujourd'hui exposés très tôt – même in utero – à de plus en plus d'ondes en raison du développement tous azimuts des technologies sans fil (tablettes, jouets connectés, wifi…). Faut-il appliquer à tous les dispositifs émetteurs d'ondes les mêmes obligations réglementaires que pour les téléphones, notamment en matière de mesure du débit d'absorption spécifique (DAS), qui correspond à la quantité d'énergie absorbée par le corps ? L'utilisation de la 3G, de la 4G et bientôt de la 5G a de quoi aiguiser le débat…
On sait que les appareils connectés n'émettent pas tous la même quantité d'ondes, mais ils en émettent tous. Cela me paraîtrait plus prudent d'étendre les mêmes réglementations à tous les objets connectés. L'Anses demande d'ailleurs de reconsidérer les valeurs limites d'exposition réglementaires, ainsi que les indicateurs d'exposition. Elle recommande dans le même temps d'imposer des limites à l'exposition des enfants aux champs électromagnétiques et d'inciter la population à adopter un usage raisonnable des techniques de communication mobile. Les gouvernements doivent prendre la mesure de l'ampleur de ce fléau pour la santé publique et prendre des décisions rapides, énergiques et à la hauteur. Sur la question des ondes et notamment de la 5G, je rappellerai les travaux de l'association Priartem, créée en 2020 et qui s'intéresse aux problèmes de santé causés par les ondes, les antennes-relais, les compteurs Linky et tous les objets émettant des ondes en général.

Beaucoup de parents se montrent plutôt compréhensifs au sujet du GSM de leur enfant, craignant sans doute que celui-ci soit stigmatisé, notamment à l'école, s'il n'en possède pas. Que pensez-vous d'une telle réaction de leur part ? Doivent-ils fixer des limites pour éviter les dérives ?
Les parents actuels n'ont pas connu le GSM quand ils étaient enfants et en ignorent souvent les dangers. Quand ils prennent conscience des risques, ils ont le plus grand mal à limiter son utilisation par leur enfant. L'usage compulsif du GSM est semblable à une addiction et la réaction des enfants est souvent agressive – voire violente – quand on le leur retire des mains ou simplement quand on en limite l'usage. Il faut ajouter que lorsque les parents réussissent à installer un contrôle parental, les enfants et ados parviennent souvent à le détourner en quelques clics. Les parents finissent par baisser les bras devant tant de difficultés. Ils doivent consulter et être aidés pour parvenir à gérer le GSM de leur enfant. Mais on trouve encore peu de professionnels formés. La seule manière de vraiment protéger ses enfants contre les risques du smartphone consiste tout simplement à ne pas leur en offrir un avant 16 ans.
Voilà qui est radical !
Oui, mais il est vain d'espérer que l'enfant s'autorégule. Le cerveau humain n'est mature qu'à 25 ans, et donc les capacités d'autorégulation ne sont pas complètes avant cet âge-là. Et quand on voit les difficultés qu'ont les adultes à limiter leur propre usage du smartphone, il est illusoire d'espérer qu'un ado y parvienne. Il faut établir des règles qu'on affichera à la cuisine ou dans le salon, avec des temps d'utilisation autorisés et des contenus limités grâce au contrôle parental. Si on veut que son enfant fasse autre chose que passer tout son temps sur son smartphone, il ne suffit pas de lui proposer d'autres activités, car le cerveau humain est toujours à la recherche du plaisir sans effort.
Le smartphone serait-il donc un instrument diabolique ?
Complètement. Il y a une concurrence déloyale entre les activités sur écran et celles de la vie réelle. J'ajouterai qu'il faut interdire les réseaux sociaux avant 13 ans et n'autoriser que les films et jeux vidéo adaptés à l'âge de l'enfant. Et comme le préconisent les pédiatres, pas de smartphone avant 16 ans.
La suite de cet excellent entretien dans votre Paris Match Belgique de cette semaine !
