Cet Iran qui nous défie et nous menace du pire

L’arrestation et la libération de l’humanitaire Olivier Vandecasteele ont mis en lumière les pratiques d’un État aux abois, dont la politique repose sur la violence et la terreur.

Assadollah Assadi a été accueilli en héros à son retour à Téhéran. Le pouvoir iranien pourra-t-il encore l’utiliser ? « Il est grillé, mais d’autres peuvent prendre sa place », explique notre grand témoin.
Assadollah Assadi a été accueilli en héros à son retour à Téhéran. Le pouvoir iranien pourra-t-il encore l’utiliser ? « Il est grillé, mais d’autres peuvent prendre sa place », explique notre grand témoin. ©Copyright (c) 2023 Shutterstock. No use without permission.

Un entretien avec Philippe Fiévet

Firouzeh Nahavandi étudie depuis 1979 l’Asie du Sud-Ouest (Afghanistan, Iran, Pakistan et, depuis quelques années, la Turquie). Elle a publié de nombreux ouvrages sur la région dont «Afghanistan» (De Boeck, deuxième édition, 2019, réimprimé en 2021), «Iran» (De Boeck, troisième édition, 2020), «Être femme en Iran», (Académie royale de Belgique, deuxième édition, 2023) et «Les Visages de la réislamisation» (Académie royale de Belgique, 2023). Elle s’intéresse essentiellement à l’évolution sociopolitique de ces pays et à l’avancée de l’islamisme.

Paris Match. Comment analysez-vous l’emprisonnement sans fondement de l’humanitaire belge Olivier Vandecasteele?

Firouzeh Nahavandi. Il faut placer cette affaire dans une séquence plus longue, à savoir que son arrestation a eu lieu après la condamnation et l’emprisonnement du supposé diplomate iranien -Assadollah Assadi. Celui-ci devait purger une peine de vingt ans de prison pour acte de terrorisme puisqu’il avait planifié un attentat ayant pour cible l’Organisation des moudjahiddines du peuple iranien, un groupe majoritaire dans le Conseil national de la résistance iranienne. Ces moudjahiddines existaient d’ailleurs déjà avant la prise de pouvoir de Khomeiny. Donc, effectivement, l’arrestation d’Olivier Vandecasteele a été une monnaie d’échange pour la libération anticipée d’Assadi. On peut néanmoins se poser la question de savoir pourquoi lui et pas un autre Belge. Mon hypothèse est que les Iraniens ont pensé que l’arrestation d’un humanitaire allait davantage toucher l’opinion publique belge, plutôt que d’un simple touriste. L’émotion serait plus grande que pour n’importe quelle autre personne. Mais ne soyons pas naïfs : les dessous de l’affaire restent encore flous.

La «diplomatie des otages» est née en 1979, lors de la Révolution islamique. Pouvez-vous nous en dire plus?

La terminologie traduit la différence entre une prise d’otage classique de la part d’un groupuscule, comme il s’en pratique partout dans le monde, et celles organisées par un État. Cette diplomatie est née lors de la révolution iranienne, sous Khomeiny, avec la prise d’otages de 52 diplomates américains, dans leur propre ambassade à Téhéran, par un groupe d’étudiants iraniens dont faisait partie le futur président Mahmoud Ahmadinejab. Ces otages américains ont été détenus par le pouvoir iranien durant 444 jours. C’était la première fois que l’État iranien commettait un tel acte destiné à faire pression sur les États-Unis pour qu’ils libèrent les fonds bloqués après la Révolution islamique. En même temps, les Iraniens voulaient favoriser l’élection de Ronald Reagan au détriment de Jimmy Carter, lequel n’avait guère caché ses sentiments à l’égard de la république islamique. Le président des États-Unis avait même tenté une opération commando pour libérer les orages, mais avait lamentablement échoué. Depuis cette affaire de prise d’otages étatique, les Iraniens n’ont cessé d’appliquer la même recette pour arriver à leurs fins, soit pour libérer des fonds bloqués à l’international, soit pour que des livraisons d’armes soient honorées, soit pour faire libérer des terroristes emprisonnés partout dans le monde. Aujourd’hui, il reste 32 otages étrangers dans les geôles iraniennes : des Américains, des Australiens, des Britanniques et des Français. Plus aucun Belge, sinon un Irano-Suédois qui travaillait à la VUB et avait quitté la Belgique pour aller voir sa famille en Iran. À ce titre, il est lié à notre pays et bon nombre de ses collègues se sont mobilisés en sa faveur. Il serait, lui aussi, dans un état de santé lamentable. Tout récemment, les Iraniens ont pendu un autre Irano-Suédois. Pour eux, les ressortissants à double nationalité sont iraniens. Ils constituent d’ailleurs la majorité des étrangers gardés en otages dans les prisons de Téhéran.

L’Iran est donc, plus que jamais, un pays infréquentable et dangereux?

Dangereux d’une certaine manière. L’Iran est surtout un pays imprévisible et son rapprochement avec la Russie et la Chine est un élément inquiétant pour la communauté internationale. Infréquentable, c’est une manière de voir les choses. L’Iran est bel et bien un État terroriste mais les relations diplomatiques avec les pays occidentaux, notamment la Belgique, ne sont pas coupées. Il y a une ambassade belge à Téhéran et une ambassade iranienne à Bruxelles, qui se trouve devant l’ULB, avenue Franklin Roosevelt. Elle fait d’ailleurs souvent l’objet de manifestations de la part d’opposants iraniens. La prise en otage d’Olivier Vandecasteele n’a pas arrangé les choses. L’opposition iranienne a demandé que les pays occidentaux mettent fin à ces relations. En vain.

Privées de liberté, emprisonnées, torturées, assassinées, les femmes vivent un calvaire en Iran.
Privées de liberté, emprisonnées, torturées, assassinées, les femmes vivent un calvaire en Iran. ©Copyright (c) 2023 Shutterstock. No use without permission.

Pour quelles raisons?

Pour des raisons économiques, mais aussi diplomatiques. Le seul pays qui n’a plus d’ambassade en Iran, ce sont les États-Unis. Les autres pays occidentaux estiment que briser le contact serait contre-productif, ne serait-ce que parce qu’il existe des contentieux, comme le dossier nucléaire iranien. Couper les liens conduirait à une situation où il ne serait plus possible de négocier avec l’Iran.

En raison de ces dangers, conseilleriez-vous à tous nos ressortissants de rentrer en Belgique? Risquent-ils vivre ce que Olivier Vandecasteele vient d’endurer pendant 456 jours?

Franchement, je ne pense pas que les Belges qui se trouvent en Iran soient plus en danger que d’autres Occidentaux, mais le risque existe que l’État iranien s’empare à nouveau d’un otage belge. C’est pour cette raison que le ministère des Affaires étrangères déconseille aux Belges de se rendre dans ce pays, mais ne l’interdit pas. Il faut dissocier les relations diplomatiques de la prise en otage d’Olivier -Vandecasteele.

Des spécialistes affirment que, dans ce dossier, l’Iran a gagné la partie diplomatique en réussissant à rapatrier l’un des siens, arrêté en Europe pour terrorisme. Votre avis?

L’Iran a atteint son objectif, à savoir faire libérer Assadi. Mais de là à parler de victoire de la diplomatie iranienne, je n’irais pas aussi loin. L’Iran a encore terni son image en faisant, une fois de plus, la démonstration qu’il est un État terroriste. En même temps, le pays est empêtré dans de nombreux conflits avec des pays occidentaux ou avec la communauté internationale, que ce soit sur la question nucléaire, les missiles ou de fourniture de drones à la Russie, sans parler des otages encore détenus aujourd’hui ou des tensions dans le golfe Persique. Il est donc exagéré de parler de victoire diplomatique.

Pensez-vous que le terroriste que la Belgique a libéré pourrait encore nuire à l’avenir?

Il me semble qu’Assadi, maintenant qu’il est connu, ne pourra pas revenir dans un pays occidental. D’autres agents de l’État iranien peuvent le faire mais Assadi, lui, est définitivement grillé.

Dans un texte intitulé «Gloire à la jeunesse iranienne», vous expliquez la tragédie que vit la population : «La répression, toujours plus violente, s’est abattue sur elle et le régime élimine, emprisonne et torture sans état d’âme sa propre jeunesse, l’espoir du futur, l’accusant de délits politiques et d’être manipulée par le grand et le petit Satan, les États-Unis et Israël.» C’est donc cela, l’Iran d’aujourd’hui?

Oui, absolument! Depuis septembre 2022, c’est-à-dire depuis la mort de Mahsa Amini, la jeunesse iranienne conteste le régime, bien que les protestations aient commencé avec la remise en cause du port du foulard obligatoire. Un mouvement existait donc depuis longtemps car les femmes iraniennes sont victimes de ce que j’appelle «des inégalités institutionnalisées», que ce soit par la Constitution, le Code civil ou le Code pénal. Elles sont, de fait, des citoyennes de seconde zone. Par ailleurs, la situation économique de l’Iran est désastreuse, avec 30 % de chômage, voire 50 % pour les jeunes, une inflation de 30 % et une dévaluation de la monnaie iranienne, qui a perdu 80 % de sa valeur. De plus, il y a de sérieuses inégalités entre les régions, auxquelles s’ajoutent des persécutions à l’égard des minorités ethniques et religieuses. De tout cela résulte un fort mécontentement populaire qui s’est amplifié avec le mouvement de contestation de 2022 appelé «la révolution des foulards». En tout cas, cette jeunesse ne se voit aucun avenir, non seulement à cause de la situation dramatique du chômage qui la frappe de plein fouet, mais aussi du fait qu’une chape de plomb s’est abattue sur l’Iran, sur les comportements et la vie privée, annihilant du même coup tout élan de créativité.

De nombreuses manifestations organisées à l’étranger, comme ici à Rome, le 22 février dernier, ne cessent de dénoncer la répression en Iran.
De nombreuses manifestations organisées à l’étranger, comme ici à Rome, le 22 février dernier, ne cessent de dénoncer la répression en Iran. © Andrea Sabbadini

Vous dites encore : «La génération 2.0, mais surtout sa composante féminine, est vent debout contre un régime dont elle ne supporte plus l’islamité et la gabegie. Désespérée, elle ne voit plus aucun avenir, plus aucun espoir de changement et n’a plus rien à perdre.» Où cela va-t-il mener le pays?

C’est une question obsédante, car la contestation de septembre dernier dure toujours et ne faiblit pas. Néanmoins, la réaction du pouvoir a été tellement violente que les protestations ont pris d’autres formes. L’heure n’est plus aux manifestations de masse dans les rues. Le mouvement s’est transformé en désobéissance civile : tous les interdits de la république islamique sont détournés ou transgressés. La contestation a changé de méthode, encore que l’exécution par pendaison de plusieurs jeunes Iraniens, la semaine dernière, a entraîné de nouveaux mouvements de foule dans les rues.

La fin du régime est proche? Où va l’Iran?

Nous sommes dans un bras de fer entre un régime délégitimisé et une population aux abois qui ne veut plus de lui mais se bat sans armes. Il serait donc difficile de prévoir quand et de quelle manière cela va se terminer. Il se peut qu’on connaisse des accalmies, mais à coup sûr, cela reprendra de plus belle car le régime, lui, ne changera pas. Et les contestations non plus.

Les femmes seront-elles les vecteurs du changement, comme vous l’expliquez brillamment dans votre ouvrage «Être femme en Iran», qui vient de sortir?

Oui, les femmes le seront, car elles sont les plus touchées par les méfaits de ces régimes. Elles ont donc le plus à gagner. Depuis quarante-quatre ans, elles n’ont cessé de réclamer des droits et de contester. Elles ont une conscience d’autant plus aiguë de leur situation qu’elles sont très éduquées, et très au fait de ce qui se passe en dehors de leur pays grâce à l’existence des nouveaux moyens de communication.

Vous êtes née à Paris. Quel a été votre chemin de vie? Vos parents étaient-ils installés en France? Ont-ils fui le régime? Rêvez-vous de retourner en Iran?

Oui, je suis née à Paris car mon père y effectuait à l’époque ses études universitaires. J’ai grandi en Iran jusqu’à la Révolution islamique. J’ai ensuite fait mes études universitaires en Belgique mais, depuis la révolution, je ne suis plus jamais rentrée au pays. Pour être franche, je n’en suis plus à rêver d’y retourner. Par contre, j’ai une fille et des petits-enfants qui vivent en Europe. J’aimerais qu’ils puissent un jour voir le pays dont je suis originaire, et qui est merveilleux en dépit de son régime exécrable. L’Iran, c’est la Perse, une grande civilisation et une grande culture.

Un mot à propos de votre dernier ouvrage, qui vient justement d’être réédité par l’Académie royale de Belgique?

La première édition d’«Être femme en Iran» date de 2016, et c’est la même Académie royale de Belgique qui a pris l’initiative de la rééditer aujourd’hui dans une version actualisée. À l’époque, mon objectif était déjà de montrer comment la femme iranienne, en dépit des contraintes qui lui sont imposées, a déployé des trésors de créativité et d’imagination pour résister aux injonctions du pouvoir en place. C’est une longue histoire de luttes et de résistances qui a commencé en 1979.

Au Festival de Cannes, avant la projection du film de Ken Loach, « The Old Oak », la mannequin iranienne Mahlagha Jaberi a dénoncé les exécutions dans son pays en se présentant vêtue d’une robe noire au décolleté composé d’une corde avec un nœud coulant, comme celles utilisées pour les pendaisons à Téhéran.
Au Festival de Cannes, avant la projection du film de Ken Loach, « The Old Oak », la mannequin iranienne Mahlagha Jaberi a dénoncé les exécutions dans son pays en se présentant vêtue d’une robe noire au décolleté composé d’une corde avec un nœud coulant, comme celles utilisées pour les pendaisons à Téhéran. ©IPA MilestoneMedia/PA Images

«Le risque existe que l’État iranien s’empare à nouveau d’un otage belge»

Souriant, portant un collier de fleurs, Assadollah Assadi a été accueilli en héros à son retour à Téhéran. Le pouvoir iranien pourra-t-il encore l’utiliser? «Il est grillé, mais d’autres peuvent prendre sa place», explique notre grand témoin.

Privées de liberté, emprisonnées, torturées, assassinées, les femmes vivent un calvaire en Iran.

«Le régime élimine, emprisonne et torture sans état d’âme

sa propre jeunesse, l’accusant d’être manipulée»

Au Festival de Cannes, avant la projection du film de Ken Loach, «The Old Oak», la mannequin iranienne Mahlagha Jaberi a dénoncé les exécutions dans son pays en se présentant vêtue d’une robe noire au décolleté composé d’une corde avec un nœud coulant, comme celles utilisées pour les pendaisons à Téhéran.

De nombreuses manifestations organisées à l’étranger, comme ici à Rome, le 22 février dernier, ne cessent de dénoncer la répression en Iran.

Jeune femme de 22 ans, Mahsa Amini est décédée en septembre 2022 après avoir été arrêtée par la police des mœurs de Téhéran. Celle-ci lui reprochait d’avoir enfreint le code vestimentaire strict imposant aux femmes le port du voile dans la république islamique.

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SUR OLIVIER VANDECASTEELE

«L’Iran a encore terni son image en démontrant, une fois de plus, qu’il est un État terroriste»

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