Bras de fer avec la Russie : Comment le 9 mai est devenu une source de tensions en Lettonie
Le Parlement letton a adopté une loi interdisant la célébration de ce jour.
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Publié le 09-05-2023 à 14h30
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Accoudée à sa table à manger, Irina raconte l’importance du 9 mai pour elle et pour sa famille. Sa fille Kira parle anglais, et aide à traduire les propos de sa mère, qui s’exprime en russe. “J’ai toujours célébré le 9 mai. Quand j’étais petite, j’allais rendre hommage aux anciens combattants et je déposais des fleurs aux pieds des monuments commémoratifs”, confie Irina, qui a grandi en Lettonie occupée par l’URSS de 1945 à 1990. Elle habite avec sa fille Kira dans un immeuble caractéristique de la période soviétique, en banlieue de Daugavpils, deuxième plus grande ville de Lettonie.
La cité s’est construite autour du cours d’eau de la Daugava, proche de la frontière biélorusse et russe. De par son passé soviétique, la majorité des habitants ici sont russophones. Car lors de l’occupation, le Parti communiste a tenté de créer une identité soviétique (celle de l’Homo-sovieticus) et de développer une économie globale. Dans cette optique, il a envoyé des personnes travailler dans la République soviétique lettone. Malgré l’effondrement de l’URSS et l’indépendance de la Lettonie, de nombreuses personnes russophones ont fait le choix de rester dans le pays balte et de s’installer durablement. Si russophones et lettophones cohabitent aujourd’hui paisiblement, la politique et ses enjeux a tendance à bousculer les esprits.

Une histoire de deux interprétations
Le 9 mai 1945 est commémoré depuis toujours par Irina. C’est le jour où, à Berlin, était signée la capitulation de l’Allemagne nazie face aux alliés. Pour les uns, ce jour est célébré comme Le Jour de la Victoire. Pour les autres, ce jour est synonyme de début de l’occupation de l’Union soviétique en Lettonie, et de tous les morts qui en ont découlé. Irina fait partie des uns qui voient ce jour comme une occasion de célébrer la paix. “Ce jour est dédié à la mémoire de mon grand-père, de nos arrière-grands-pères. Nous avons tous un membre de notre famille qui a combattu à cette époque. C’est leur mémoire que je veux respecter”, confie-t-elle avec émotion.
Mais la politique lettone ne l’entend pas de cette oreille. Le Parlement de la République lettone, la Saeima, a adopté en urgence (en deux lectures et sans aucune voix opposées) une loi préparée par la Commission des Droits de l'Homme et des affaires publiques. Selon le média public LSM, elle prévoit d’interdire “les feux d’artifice et les festivités qui ne correspondent pas aux intérêts de la sécurité nationale.” Cette loi est motivée par l’idée “d’empêcher que les valeurs de la Lettonie en tant qu’État démocratique et national ne soient sapées, d’empêcher la société de se diviser, de glorifier la guerre, l’agression militaire, le totalitarisme, la violence et de déformer les événements historiques.” Il est donc interdit le 9 mai d’organiser des divertissements publics et des fêtes, des réunions, des marches et des manifestations dans toute la Lettonie.
Ieva Brante, Présidente de la Commission des Droits de l'Homme et des affaires publiques a ajouté : “Tout le monde est conscient que le 9 mai est le jour qu’une partie de la société utilise pour glorifier les régimes totalitaires et d’occupation, et il est dans notre intérêt d’empêcher les mesures qui sapent nos valeurs et divisent la société.”

L’Ukraine en point de mire
La loi adoptée par la Saeima établit un lien direct avec la guerre en Ukraine. Selon LSM, elle vise également à “se solidariser avec le peuple ukrainien, dont la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale sont menacées par l’agression militaire russe, et à commémorer les victimes et les morts de l’Ukraine.” Les démonstrations de soutien à l’Ukraine sont donc vivement encouragées en Lettonie. On a d’ailleurs pu apercevoir ce 9 mai 2023 une composition florale aux couleurs du drapeau ukrainien, posée au pied du monument de la Liberté (ndlr : monument honorant les soldats tués pendant la guerre d’indépendance de la Lettonie en 1918-1920) de la capitale lettone, Riga.
Depuis le 24 février 2022, le gouvernement letton adopte une série de mesures pour limiter l’influence politique et culturelle russe dans le pays, malgré son importante population russophone. Le gouvernement a notamment interdit les médias russes qui suivent la propagande du Kremlin, ou encore détruit des monuments soviétiques.
Voici pourquoi la date du 9 mai est importante pour Vladimir PoutineUn de ces monuments a été détruit l’été passé à Riga, il se situait dans le parc Uzvaras. Dans la nuit du mardi au mercredi 9 mai 2023, quatre jeunes ont été arrêtés devant celui-ci pour y avoir déposé des fleurs. Une procédure d’infraction administrative a été engagée. Les détenus sont des jeunes gens nés entre 2002 et 2005. Le chef de la police a déclaré à LSM qu’il “s’agit de cas individuels, il n’y en a pas beaucoup.”
Entre libération et occupation, célébration et commémoration, les différentes manières de voir le 9 mai en Lettonie sont certainement une source de tensions. La fille d’Irina, Kira, qui va célébrer ses 22 ans, ne s’intéresse pas tellement à la politique. Mais elle trouve tout de même que ce jour a son importance. “C’est une journée où on témoigne du respect pour les gens qui sont morts, explique Kira. C’est une journée qui ne doit se résumer qu’à cela, du respect.” Un respect qui est aujourd’hui ébranlé par un souci de promouvoir la paix, non sans raison.
Note de la rédaction : Cet article a été écrit d’après les informations recueillies pour la production d'un documentaire sur les russophones de Daugavpils. La journaliste s’est rendu sur place en avril 2022 et juillet 2022.