Épreuves, trahisons, bonheur nouveau... Joëlle Milquet brise le silence pour Paris Match
Après avoir été conseillère spéciale de Jean-Claude Juncker en matière de droit des victimes , elle a continué son parcours européen en étant responsable de projets de démocratisation en Afrique et au Moyen Orient tout en étant encore partiellement avocate.
- Publié le 31-03-2021 à 07h19
- Mis à jour le 31-03-2021 à 07h55
:focal(1495x1005:1505x995)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/HUMV4E5TWRHDVBNPSHWKEHIBXY.jpg)
Une interview de Francis Van De Woestyne et un reportage photographique de Ronald Dersin.
Le 11 avril 2016, Joëlle Milquet avait fait savoir qu'un juge l'avait inculpée pour prise d'intérêts sur la base d'un article de presse relayant une accusation anonyme d'aide à la campagne électorale par certains de ses collaborateurs. Cinq ans plus tard, le dossier est toujours en suspens à l'instruction et elle l'affirme haut et fort : « Si jamais il devait y avoir un jour un jugement, je serai acquitée ».
Car, cette fois, Joëlle Milquet parle, se libère de tout, évoque sa vie nouvelle. Epreuves, blessures, trahisons : l’ex-emblématique présidente du cdH se livre à cœur ouvert, révèle ses sensibilités, affirme ses forces. Une exclusivité Paris Match.
Paris Match. Vous avez disparu des radars politiques depuis un certain temps. Que devenez-vous ?
Joëlle Milquet. Je suis toujours la même. J'ai toujours le même caractère, les mêmes passions pour l'intérêt général, les causes collectives. Je suis toujours aussi passionnée par mes quatre enfants, ma vie familiale, mes amis, mes relations dans lesquelles j'ai désormais le temps de m'investir, plus qu'avant. Au niveau professionnel, je préside le Comité stratégique du Centre européen d'assistance électoral (ECES) qui apporte un appui à la démocratisation de la vie publique dans plusieurs pays en Afrique, au Moyen-Orient. Ici, en Belgique, je participe à la préparation de projets éducatifs visant à favoriser l'égalité d'accès au savoir pour les jeunes des quartiers qui se sont éloignés du chemin de l'école. Je suis aussi redevenue avocate, je m'occupe parfois de dossiers de sans-papiers… On ne se change pas !
Vous venez de fêter vos 60 ans. Dans quel état d'esprit ?
C'est le chiffre qu'on ne veut pas prononcer… Il est horrible, mais comme pour d'autres, il ne correspond pas à qui je suis. Quand j'étais enfant, 60 ans, c'était vieux. Je me sens d'une vraie jeunesse intérieure. Je suis curieuse de tout, j'ai envie de lancer des projets. Je fais du sport. J'ai parfois l'impression de juste quitter l'université… Sur certains aspects, je me sens plus jeune que mes quatre enfants. C'est aussi un moment particulier, aux confins de trois grands changements qu'on ne voit pas venir. Premier changement : la perspective du nid vide, même si deux de mes quatre enfants, ceux de 18 et 22 ans, vivent toujours avec moi. Deuxième changement : le moment où nos parents nous quittent. Ma mère, qui aurait dû avoir 90 ans cette année, vient de mourir. Nous devenons donc la « dernière » génération. On croit que nos parents sont éternels. Ce sont des monuments de vie. Troisième changement : la plus grande partie de votre vie professionnelle est derrière vous. Non, vraiment, je n'ai pas vu le temps passer. On étudie, on se marie, on travaille, on fait des enfants, on les élève. Je le répète aux miens : entre 25 et 55 ans, tout va tellement vite.
Nostalgique de vos jeunes années ?
Non. Il faut ouvrir de manière sereine, positive et créatrice ces nouveaux chapitres. Mais cela demande beaucoup de travail sur soi-même.
Quelles valeurs votre maman vous a-t-elle transmises ?
J'avais 6 ans quand mon père est décédé. Ma mère a dû assurer seule tous les rôles. Mais je ne l'ai jamais entendue se plaindre de rien. Elle était professeure de français. Une force de la nature, pleine de belles valeurs. Il y a un an, elle faisait encore des kilomètres sur la plage de Saint-Idesbald. Elle adorait la marche, la nature, la vie saine. Elle appréciait la littérature. Elle était aussi très originale, bio avant l'heure, alternative, passionnée de yoga, centrée sur l'homéopathie. Nous ne pouvions pas manger de bonbons à cause des colorants ! Elle adorait ses enfants, elle nous a tout donné, nous a offert une enfance heureuse, avec une magnifique vision de la vie. Lors d'une interview à La Libre Belgique, vous m'aviez demandé d'écrire un message à une personne, quelque chose qu'on ne lui avait jamais dite. J'ai écrit une lettre à ma mère qui commençait par ses mots : « J'ai la chance d'avoir une mère formidable à qui, comme la plupart des filles, je ne l'ai pas assez dit. » C'était plus facile de l'écrire. Elle a été très émue en découvrant ce mot. Peu avant sa mort, je lui ai relu ce texte. J'ai pu lui redire toute la gratitude que j'avais envers elle. Le discours que j'ai prononcé à ses obsèques est parti de ce texte-là, « le modèle de ma mère ». On dit des paroles aux enterrements, mais c'est de leur vivant qu'il faut dire aux gens combien on les aime. Le dire plus fort et plus souvent.
Quelle importance a-t-elle pour vos enfants ?
A 85 ans, elle venait encore de Charleroi à Bruxelles, en voiture, leur apporter de la soupe, de la compote et des tas de choses cuisinées pour eux. Ils l'adoraient. Jusque l'an dernier, ils ont fait de nombreux blocus chez elle. Elle était une super grand-mère, très présente dans leur vie. Au décès de mon père, il m'a été dit que j'avais voulu prendre ma mère en charge. Je me souviens avoir senti que je devais être forte. Peut-être est-ce aussi le sentiment qu'ont éprouvé Elio Di Rupo, Gérard Deprez ou Rudy Demotte, qui ont tous également perdu leur père très jeune.
Aujourd'hui, qu'est-ce qui est le plus important dans votre vie ?
Qu'est-ce qui nous rend heureux ? Ce sont les relations interpersonnelles les plus intimes : l'amour, la relation que j'ai avec mon compagnon, mais aussi le lien maternel avec mes enfants, fondamental pour moi, et puis ma famille au sens plus large. L'amitié aussi, bien sûr. J'ai toujours eu des amis en dehors de la politique. Je suis un grand animal social, une femme de meute, pas dans le sens agressif du terme, mais collectif. Je déteste travailler seule. J'ai aussi envie d'être utile à ma communauté de vie, de faire des choses qui ont un sens. Je m'accorde, plus qu'avant, du temps pour lire des livres de philosophie. Je referais bien des études de philo… ou de la sculpture.

On vous sent plus apaisée.
Oui. J'ai le sentiment, serein, de ne plus être en permanence exposée, observée, sollicitée, critiquée matin, midi et soir. Je profite d'une vie que je sens plus libre parce qu'il n'y a pas cette peur constante de mal faire ou de ce qu'on va dire, de ce qu'on va me reprocher, de ce qu'on va utiliser contre moi. L'exposition médiatique peut devenir lourde car elle engendre une agressivité difficile à supporter. Oui, je trouve cette période de la vie plus apaisante. J'ai redécouvert ce qu'était un week-end, une soirée libre. En politique, tous les soirs, tous les week-ends sont pris. Vous êtes sur le terrain, il y a des émissions de télévision, des fêtes de quartier. Ça mange complètement votre vie privée. Etre « off » du vendredi soir au lundi matin, je n'ai jamais connu cela dans ma vie professionnelle. Sauf maintenant. Cela ouvre le champ des possibles. Avant le confinement, je suis retournée au théâtre, j'ai retrouvé du temps pour ceux que j'aime. Je découvre une qualité de vie que la politique m'avait ôtée.
C'est donc l'heure des regrets ou des remords par rapport à la manière dont vous avez fonctionné pendant plus de vingt ans ?
Je n'ai pas de regrets par rapport à mon engagement politique. Je ne pouvais et ne peux faire autre chose que de travailler au service de la société et m'engager dans des causes collectives. Cette « révélation », je l'avais eue à 13-14 ans, quand je m'occupais d'écoles de devoirs, d'Amnesty International, etc. A ce niveau, je ne regrette rien. Mais je regrette la manière dont la politique évolue. J'aurais sans doute dû réserver plus de temps personnel dans mon agenda. Je le faisais, mais pas assez. Quand je vois le mode de vie de certains responsables aujourd'hui… A l'époque, nous travaillions deux fois plus. Le rapport vie familiale/vie professionnelle penchait davantage du côté du travail. La jeune génération n'est pas comme cela. Ils sont plus exigeants sur le respect de leur espace privé.
Et sans doute ont-ils raison.
Oui, évidemment. La vie politique, avant, s'étendait dans tous les champs de votre existence.
A refaire, feriez-vous les choses autrement ?
J'ai consacré tout le temps que je pouvais à mes quatre enfants. Et ils vont très bien, ils sont heureux, équilibrés, je suis très fière d'eux. Ce sont aujourd'hui des adultes, entre 18 et 29 ans, avec lesquels j'ai un magnifique contact. Mais bon, voilà, je suis née coupable. Souvent, je leur demande : « Etes-vous sûrs qu'à certains moments, je ne travaillais pas trop ? » Ils et elles me répondent toujours : « Mais non, c'est grâce à ça que nous avons été autonomes, c'est parce que tu nous as emmenés dans des fêtes de quartier, dans des réunions au fin fond de la Wallonie ou au sein d'autres cultures, notamment musulmane, que nous avons découvert d'autres réalités. » Ils ont une super ouverture d'esprit. Peut-être disent-ils cela pour me rassurer… Bien sûr, j'aurais pu et dû passer plus de temps avec eux, notamment lors des négociations en 2007, 2008, puis en 2010 et 2011. Les discussions ont duré tout l'été, je n'ai pas pris de vacances. C'était lourd.
Souhaitez-vous qu'un de vos enfants fasse de la politique ?
Non. Non. Non ! En tout cas, aucun ne veut en faire. Cela les intéresse, ils ont une très belle culture politique. Ils aiment les causes collectives, surtout mes deux derniers. Mais ils ont trop souffert de l'exposition médiatique de leur mère, d'un sentiment d'injustice, surtout à la fin, du manque de loyauté de certains. Et ils ont des revendications en matière de qualité de vie. Ils ont un rapport plus sain entre vie privée et vie professionnelle. C'est une grande évolution en quelques années.
Vous faites le procès d'une génération.
Pas du tout. En tout cas, il y a un reproche que je n'ai jamais accepté. Souvent, on nous disait : « Vous vivez dans une tour d'ivoire, vous ne connaissez pas les réalités du citoyen. » Totalement faux ! En faisant de la politique, j'ai tout appris de la vie des citoyens, des plus fragiles, de la vie des quartiers, de la diversité, des mondes que je ne connaissais pas. J'ai compris ce qu'était la vie dans un logement social, la vraie pauvreté, l'inégalité scolaire, la boîte à tartines vide, le drame des femmes battues… J'ai toujours adoré les gens, ils me touchent profondément. La seule manière de faire de la politique, c'est d'aller sur le terrain, d'écouter les gens, de les voir vivre. La politique, ce ne sont pas que les chiffres d'un budget ou de la croissance économique. Ce sont des réalités quotidiennes, des urgences sociales, éducatives, qu'il faut découvrir. A ce contact, vous recevez tellement, vous créez des liens affectifs forts… et surtout, vous apprenez en termes culturels, spirituels, vous vous enrichissez humainement. J'ai aussi découvert des réalités intéressantes auprès de patrons, dans des entreprises de high-tech, en santé, etc. Tout cela vous donne une culture, un savoir, une connaissance humaine et une conscience sociale très forte. Mais par contre, c'est vrai, il y a le stress, le temps qu'on passe là-bas et pas en famille.
Que pensez-vous de l'évolution du monde politique actuel ?
J'ai adoré cette fonction de femme politique, une des plus nobles qui soit. Alors qu'aujourd'hui elle est discréditée, dévalorisée. Globalement, la plupart des hommes et des femmes politiques travaillent bien. Mais, parfois, il faut le reconnaître, il y a une baisse d'engagement, une perte du souci de l'intérêt général. Il y a aussi une diminution de qualité du débat politique, une agressivité croissante sur les réseaux sociaux, la recherche effrénée du buzz, l'exaltation médiatique des egos. Parfois, cela devient une grande cour de récréation. Il me semble que les seuils d'exigence ont été rabaissés à tous les niveaux, tant en termes intellectuels que de rapports humains.

On ne peut pas généraliser. Certains, parmi les hommes et les femmes, restent de grands serviteurs de l'Etat.
Bien sûr. Mais quelles qualités faut-il ? C'est une fonction immensément complexe, car elle demande des qualités multidisciplinaires. Tout d'abord, il faut être humble. Camus a dit que l'exercice de la démocratie, c'est la modestie. Il faut aussi être disposé à apprendre. Il faut connaître à fond les dossiers, garder le contact avec les gens, être un leader, un gestionnaire de ressources humaines dans votre parti ou votre cabinet ministériel. Il faut encore être un super communicateur, un pédagogue, un psychologue, un assistant social. Il faut agir non par ambition, mais par amour des gens. Oui, il faut aimer les gens. Et surtout avoir la distance apaisée, agir avec sérénité. Il faut avoir un profond sens de l'intérêt général et le faire passer avant votre intérêt personnel – cela va de soi – mais aussi l'intérêt du parti auquel vous appartenez. Or la particratie, qui est toujours aussi prenante, pesante et disproportionnée en Belgique, vous empêche parfois de poser un choix courageux. La peur de l'électorat et celle de perdre les élections peuvent être paralysantes. Il faut parfois prendre des décisions qui ne plaisent pas à l'opinion publique. Faire de la politique, c'est oser être un guide, avoir une vision, un cap et du leadership. Même si cela va à l'encontre de l'air du temps. Ou de l'air des médias, qui construisent l'opinion publique et pas toujours de la meilleure manière, avec le professionnalisme et la distance qu'il faudrait. Certains le font, d'autres non. De plus en plus, les journalistes mettent en avant les exaltés, ceux qui surcommuniquent et critiquent l'autre. Pour être entendu ou faire des voix, certains sont tentés de se plier à ce que les médias nous demandent. Eh bien non, il faut redire que nous ne sommes pas des présentateurs télé ! Nous ne sommes pas là pour être des séducteurs d'opinions.
Qui donc cumule ces qualités politiques aujourd'hui ?
On a beaucoup ri de Joe Biden, « Sleepy Joe ». L'homme n'est pas très charismatique. Mais le voir accéder à la Maison-Blanche a été une vraie joie personnelle. La trumpisation à outrance incarnait tout ce que je hais : l'exaltation, l'égoïsme, le racisme, le populisme, le mensonge, l'argent… Et arrive un homme normal, posé, qui ne se déploie pas dans des tweets insultants, qui travaille calmement. Cette manière « old school » de faire de la politique est peut-être la modernité de demain. J'ai aussi beaucoup de respect pour la personnalité de Barack Obama, son intégrité, son intelligence, son humour, le respect et la réussite de sa vie privée.
En Belgique ?
Ce n'est peut-être pas très sexy, mais moi, j'ai adoré travailler avec Herman Van Rompuy comme Premier ministre. Il n'est resté qu'un an au « 16 », mais comme ce fut agréable ! Il est complètement indifférent aux médias, ce qui lui donne une grande liberté politique. Lors de la confection des budgets, nous nous arrêtions de travailler à 18 heures. En Belgique, on croit toujours qu'il faut dramatiser et conclure, épuisés, après deux nuits blanches, à 6 heures du matin, avec des têtes de déterrés. Herman a montré qu'il y avait moyen de faire de la politique autrement. Il a aussi une culture et un humour fou, une vraie richesse intérieure. Il garde un vrai espace pour lui, pour sa vie familiale. Il y a eu aussi Jean-Luc Dehaene, même si son empathie n'a pas été idéale au moment de la disparition de Julie et Mélissa. Mais quel sens de l'intérêt général, quelle force, quelle créativité au quotidien !
J’ai également beaucoup aimé les années de grande complicité et de confiance avec Elio Di Rupo, notre envie commune de faire bouger au pouvoir les Régions, puis le fédéral. J’ai apprécié de travailler avec Charles Picqué, une personnalité complète et indépendante, un fédérateur. Dans les politiques actuels, trois présidents de partis me semblent intéressants. D’abord François De Smet, président de DéFI. Je l’apprécie énormément. Philosophe, jamais dans l’excès, constructif. J’aime aussi le calme, les compétences, l’équilibre et la manière dont s’exprime Maxime Prévot, président du cdH. Dans la pandémie, il s’est mis au-dessus de la mêlée, n’a pas joué la carte politicienne. Je citerai enfin Paul Magnette, président du PS, pour ses qualités intellectuelles. Ces trois personnalités sont brillantes, ont le sens de l’intérêt général et peuvent apaiser le débat politique.
Et parmi les femmes, en Belgique ?
Travailler avec Laurette Onkelinx et Isabelle Durant fut un vrai plaisir. Nous sommes différentes, mais ce sont aussi des femmes d'intérêt général, avec lesquelles je garde des liens d'amitié en dehors de la politique. J'ai trouvé très courageuse la manière dont Sophie Wilmès a géré la pandémie. Sincèrement. Elle ne court pas derrière la communication. Tout n'a pas été parfait, mais j'ai aimé la voir gérer. J'ai été très touchée quand elle a été malade. Je lui ai envoyé des messages auxquels elle a répondu. Pourtant, je la connais peu. Elle n'est jamais dans l'excès, elle travaille, elle écoute et tente de fédérer les points de vue. Je trouve que Vanessa Matz, députée cdH, est impeccable dans sa fonction. Elle est intègre, elle connaît ses dossiers à fond. Une femme exceptionnelle, toujours dans la modération. Elle donne ses lettres de noblesse à la politique. Tout comme Céline Fremault, Caroline Désir ou Catherine Fonck. Savez-vous que, pendant la pandémie, cette dernière est allée travailler dans une maison de repos ? Travailler vraiment, pas pour que les caméras viennent la filmer : juste par engagement. Enfin, je crois qu'on a fait un mauvais procès à Zakia Khattabi, une femme qui a de belles qualités. J'aime soutenir les femmes quand elles font bien leur boulot.
La politique, c'est aussi un rapport de force. Vous avez conduit votre parti à plusieurs victoires électorales. Aujourd'hui, il n'est plus que l'ombre de lui-même…
Cela m'attriste beaucoup. Mais rien n'est perdu. Il est minuit moins cinq et les dernières minutes peuvent encore tout changer. J'ai présidé le parti pendant douze ans. Je l'ai ouvert à l'interculturalité. J'étais présidente à temps plein, je me suis investie à fond pour renouveler le personnel politique, développer des activités tout le temps, partout, pour définir des positionnements forts et anticiper. Je suis très loyale. Dès lors, les relations avec les autres partenaires politiques, notamment avec Elio Di Rupo, ont permis d'établir une très grande confiance. Cela a permis de mettre en œuvre, là où nous étions au pouvoir, une gouvernance sans crise, apaisée, à tous les niveaux. J'ai quitté la présidence du cdH en 2011, avec un parti crédible, respecté, qui était au pouvoir partout. Nous étions à 15 % à Bruxelles et à 16 % en Wallonie. Maintenant, à Bruxelles, nous sommes hélas sous le seuil d'éligibilité… Je n'étais plus à la manœuvre, mais je suis restée loyale.
Qui en porte la responsabilité ?
Je peux comprendre qu'un successeur veuille être autonome. D'ailleurs, je ne voulais pas être une belle-mère. Mais, comme d'autres, j'ai eu parfois l'impression qu'il fallait un peu « tuer la mère » pour exister et, thème par thème, moins porter ce que j'avais construit. Le parti était progressiste, avait intégré des thèmes de société modernes, urbains. Il était sensible à des thématiques moins classiques, plus familiales, sociales, privilégiait la bienveillance. J'ai voulu démontrer que l'humanisme était ouvert à tous, à la multiculturalité. Il me semble qu'il y a eu un recul par rapport à tout cela, un désinvestissement à Bruxelles aussi. J'ai eu le sentiment que tous les efforts entrepris pour s'émanciper du PSC étaient oubliés. Attention, je ne dis pas que tout était mauvais au PSC, au contraire ! Gérard Deprez reste un grand ami avec qui je suis souvent en contact. Mais, après 2011, on n'a plus vraiment osé dire et porter qui on était. On a cru qu'il fallait changer. Mais non ! L'humanisme reste très actuel. Le dépassement du clivage droite/gauche, la solidarité alliée à la responsabilité, l'importance du lien social, le respect de la différence, les nouveaux défis de société moins matérialistes, la nouvelle manière de faire de la politique et de gouverner, la nécessité de la participation, l'articulation entre le particulier et le collectif : tout est là, dans la charte de l'humanisme démocratique écrite en 2001. Il faut juste redécliner ces valeurs fortes dans la réalité de 2021. Cela dit, dans la pandémie, le cdH a trouvé le ton juste, notamment grâce à la crédibilité de Catherine Fonck. Ce qu'elle dit depuis trois mois concernant la vaccination se réalise. On va sortir de la pandémie dans quelques mois. Mais il faudra en tirer les leçons de manière radicale, collective, modeste, fondamentale, et sur tous les sujets. Là, on continue à mentir sur les ratés de la gouvernance belge, qui est une catastrophe. J'en suis mortifiée.
Vous avez participé à cette évolution…
Sous la pression des revendications flamandes, on a dépiauté l'Etat belge. Ce n'était jamais la volonté des francophones. Mais nous avons dû faire des compromis pour sauver l'Etat. Les revendications de régionalisation en matière de santé étaient absurdes, nous ne le voulions pas, mais il fallait donner « du chiffre ». Conséquence : l'Etat est devenu ingérable, inefficace. Les responsabilités sont tellement diluées que plus personne ne s'y retrouve et ne se sent responsable. Personne ne s'implique plus avec la même force. Quand il y a cinq ministres, dans le meilleur des cas, personne n'a vraiment la main et tout est vite cacophonique.

Que faire ? Reconcentrer les matières de santé, mais à quel niveau ?
J'ai toujours été une grande fédéraliste et fédératrice. J'ai toujours eu envie de mixer les cultures, les valeurs, les attentes. J'ai toujours défendu un Etat fédéral fort. Si c'est pour encore le dépiauter, lui enlever des éléments essentiels, que restera-t-il ? Je ne supporte pas l'excès régionaliste entre Bruxelles et la Wallonie. Cette distanciation entre les deux Régions est un désastre. Je ne comprends pas comment personne, à part un peu DéFI et le cdH, ne semble être préoccupé par l'absolue nécessité de garder une gouvernance francophone, ne fût-ce qu'à l'égard des Flamands qui, eux, restent unis. Et puis, cette identité francophone, elle existe ! Ils me font rire, ceux qui disent être bruxellois ou bruxelloise avant d'être francophone, ou wallon ou wallonne avant d'être francophone. Mais que lisent-ils ? Que regardent-ils à la télévision ? Quelle langue parlent-ils ? On ne va quand même pas régionaliser l'éducation entre Waterloo et Uccle. La Communauté française, en tant qu'institution, ne fonctionne peut-être pas très bien. L'institution peut disparaître pour peu que l'on continue à cogérer, à deux, au moins trois compétences : la culture, l'enseignement et l'audiovisuel. C'est la base d'une identité francophone ouverte. Le renforcement du fait régional semble, hélas, presque inéluctable. Moi, je suis très attachée à mon pays, mais si à un moment une partie n'en veut plus, il faudra se rapatrier sur le monde francophone. Nous devrions mieux définir notre identité francophone et arrêter de l'affaiblir. La Flandre est plus efficace parce qu'elle a une identité forte.
Quelle est votre vision du pays ?
J'aurais préféré qu'on rapatrie toutes les compétences de santé, y compris la prévention, au niveau fédéral. Je suis aussi pour une hiérarchie des normes, pour peu que l'Etat fédéral soit dirigé par une coalition comme celle qui gouverne le pays aujourd'hui et pas qui allie la N-VA et le Belang, évidemment. Je suis pour une simplification des structures. C'est le drame de la Belgique : elle n'est jamais passée au stade de l'Etat moderne. Elle en est restée au médiévalisme : une addition de petites forteresses, de petits seigneurs qui sont parfois incapables de se fédérer avec d'autres alors que, parfois, ils sont du même parti. Ils empêchent une efficacité collective. La Belgique a plein de problèmes : le communautaire nous mine, comme le problème des partis, des coalitions difficiles qui rassemblent parfois des ennemis au sein d'un même gouvernement. En plus, il y a un clivage laïc/pseudo-catholique hérité du XIXe siècle. Voyez la bataille sur les bâtiments scolaires ! Est-ce l'intérêt général, l'égalité de traitement qui prévaut ? Non. C'est l'émanation du vieux combat d'une laïcité « engagée », là où on attendrait une réelle neutralité.
Les francophones ne devraient-ils pas essayer de s'entendre d'abord sur leur avenir ?
Evidemment ! Mais au lieu d'avoir une vision francophone intégrant intelligemment Bruxelles et la Wallonie, malgré leurs différences, les francophones ont fait pire que ce qu'ils reprochaient aux Flamands de vouloir au niveau fédéral. Nous nous sommes complètement liquéfiés. Je voulais que Bruxelles soit une Région à part entière comme la Wallonie, mais pas un tel repli ! L'opposition entre les Régions est artificielle. Et après tout cela, croyez-vous que la Région soit jacobine, centralisée, efficace ? Non ! On a à Bruxelles dix-neuf communes, la Cocof, la Cocom, des ASBL publiques dans des matières clés qui sont gérées de manière disparate. En Wallonie, nous conservons encore une myriade de pôles publics, comme les provinces, alors qu'il n'y a aucune raison de les garder. On a des intercommunales, des organismes d'intérêt public, le tout avec parfois des dérives… Quand vous êtes ministre, comment voulez-vous gérer une matière quand son exécution ne vous appartient plus parce qu'elle a été confiée à une autre institution ? Il faut simplifier la lasagne à tous les niveaux de pouvoir, fédérer et rationaliser. Il faut remettre de la clarté et de l'efficacité. L'inefficacité est le cancer de la démocratie car lorsque tout est opaque, vous perdez l'adhésion de la population. Les gens sont très attachés à leur commune parce que là, c'est clair et proche. C'est sans doute le niveau qui fonctionne le mieux.
Vous avez été inculpée il y a cinq ans pour prise illégale d'intérêts. Où en est le dossier ? Espérez-vous un classement sans suite ?
Qu'on m'aime ou pas, on m'a toujours reconnu une qualité : l'intégrité. Complète. Je suis la dernière personne qui soit intéressée par l'argent. Je n'ai jamais remis une note de frais. On m'appelait même « l'ayatollah des règles ». Sur la base d'un article de journal qui ne révèle rien d'illégal, venant apparemment d'une lettre anonyme envoyée comme par hasard à quatre mois des élections, on a voulu m'accuser de choses que je n'ai pas commises. C'est de la médisance, de la méchanceté, du mensonge.
Que disait cette lettre manuscrite qui vous mettait en cause ?
On a voulu faire croire que le remplacement tout à fait légal de trois unités temps plein en partance en automne 2013 aurait été motivé par des raisons électorales et le souhait que ces personnes travaillent à la campagne du cdH ou de moi-même des mois après, alors que le dossier a démontré toutes les preuves de travail de ces personnes pour le cabinet. Les quelques collaborateurs visés étaient, comme par hasard, des diplômés universitaires d'origine étrangère. Est-ce suffisant pour faire croire que j'aurais voulu les utiliser pour ma campagne électorale ? Non, évidemment. Qu'est-ce que cela veut dire ? De quoi parle-t-on ? A partir de là, sur la base d'une méconnaissance complète des règles applicables aux cabinets ministériels et des spécificités de la fonction politique des cabinets et de leurs membres, qui diffèrent complètement de celles des administrations, il a été considéré erronément que certaines missions classiques légales de collaborateurs pouvaient être considérées comme politiques et donc relever d'une soi-disant qualification « électorale ». Un cabinet ministériel est aussi un cabinet politique, non ? Si, en fin de réunion, à 16 h 30, on se préoccupe de savoir qui l'on va visiter le dimanche pour telle ou telle association ou qu'on parle d'actualité politique et parfois même d'élections, cette discussion est-elle un acte de propagande électorale ? Non, évidemment. Avant de venir travailler, un membre de votre cabinet participe tôt le matin, au parti, à une réunion avec des associations sur l'insertion professionnelle : cela devient une « prise d'intérêts » de type électoral ! Avant la campagne, j'ai été invitée à des conférences sur la sécurité en tant que ministre de l'Intérieur. La personne qui préparait le déplacement et m'accompagnait a été considérée soudainement comme participant à la campagne parce qu'en soirée, j'étais supposée être exclusivement candidate et non plus ministre. Incroyable ! Avec de telles interprétations, tout mandataire public candidat devrait être inculpé.
Comment avez-vous vécu cette inculpation ?
Ce fut un séisme personnel. Car les accusations sont totalement fausses et contraires à ce que je suis. L'enquête a été ouverte il y a sept ans. Sept ans ! Et cela n'a toujours débouché sur rien, sauf un élément positif important : le parquet a lui-même reconnu noir sur blanc, il y a deux ans, dans un acte de procédure, qu'il apparaissait que les personnes mises en cause avaient bien travaillé pour le cabinet et que l'on ne se trouvait nullement dans le cadre d'emplois fictifs. Je ne supporte pas cette injustice, même si cette affaire est oubliée de tous.

Comment voyez-vous la suite ?
Si jamais, un jour, il devait y avoir un jugement, je serai acquittée. Car il n'y a aucune infraction pénale dans ce dossier. Rien de rien de rien ! Je suis à l'aise. Je n'ai aucune crainte. Un jour, on fera le compte du nombre de personnes qui font de la politique et qui, après dix ou quinze ans, ont été complètement acquittées. Il faut aussi toujours rappeler qu'une inculpation ne signifie rien, sauf qu'on peut demander accès à son dossier. Cela ne démontre aucun élément de culpabilité ! C'est une blessure interne. J'ai été profondément blessée. Parce que tout est faux. J'ai vécu une partialité incroyable dans la gestion de ce dossier. Comme s'il y avait un pouvoir a priori pourri, la politique, et un autre sanctifié, la justice. Cela a été dur à vivre. Pour moi, pour mes enfants, pour ma famille. Il a fallu vivre avec cette pseudo-suspicion qui ne reposait sur rien. La blessure reste. Mais elle sera réparée.
Estimez-vous que votre parti ne vous a pas assez soutenue ?
J'ai été surprise en bien de plusieurs attitudes, et en mal de certaines autres auxquelles je ne m'attendais pas et que je n'aurais jamais eues. La campagne électorale était organisée par le parti, gérée par le parti. On m'avait demandé d'être tête de liste à la Région et non au fédéral pour permettre le maintien des sièges, ce que je ne voulais absolument pas. J'ai accepté pour faire plaisir. Je n'ai même pas eu le temps de mener une campagne personnelle. Tout le monde sait que cette histoire ne repose sur rien. Mais voilà, je n'en veux à personne. J'ai tourné la page.
Qu'est-ce qui vous a sauvée ? Comment vous êtes-vous reconstruite ?
Je suis à la fois très sensible et très forte. Je me mets des carapaces. J'ai été entourée par mes proches et j'ai aussi reçu des mots de personnes, de tous les partis, qui m'ont témoigné de leur amitié. Certains ont publié des cartes blanches pour me soutenir. J'ai reçu un grand nombre de messages de soutien de citoyens. Dans les rues, à Bruxelles, les gens que je croise continuent à me dire : « Quand revenez-vous ? » Pour le moment, j'ai choisi d'être utile autrement. La politique, on peut en faire d'une autre manière qu'en étant élue ou ministre : en tant que citoyenne. C'est finalement très sain de faire cette coupure. Mais je ne supporte pas qu'on puisse, une seconde, me suspecter d'être malhonnête. Je n'aime pas les médisances. Et quand elles viennent parfois de votre propre camp… Ma conscience est en paix. La manière dont j'ai été traitée finira par choquer. Et acquittée, si jamais il devait y avoir un jugement, je le serai.