Exclusif : Alain Delon nous reçoit dans son domaine secret

Derrière les hauts murs qui protègent le domaine de 55 hectares, Alain Delon goûte le silence, les oiseaux migrateurs, la compagnie de Loubo, jeune et fougueux berger malinois… De belles parenthèses, pas un exil. À 82 ans, Alain Delon rêve de remonter sur les planches et se réjouit de tourner prochainement avec Juliette Binoche.

Avec Loubo, dans le cimetière où il a enterré ses chiens.
Avec Loubo, dans le cimetière où il a enterré ses chiens.

Par Ghislain Loustalot Reportage Catherine Tabouis, Marc Brincourt

La grille passée, il faut rouler quelques centaines de mètres, traverser un bois, contourner un lac. La maison apparaît. Alain Delon attend dehors, son berger malinois, Loubo, assis à ses pieds. Douchy, mardi 12  décembre ; il avait dit 11  heures, il est l’heure pile. Il apprécie. Il fait froid, humide. Il est malade, fiévreux, enroué ; il s’en fout. Il aurait pu rester au chaud, il attend dehors. Il reçoit. Il va ouvrir toutes les portes de sa maison et de son jardin secret comme s’il ouvrait grands les bras. Il est prévenant, accueillant, heureux de partager. Mais avant de pénétrer dans cette demeure où peu de journalistes ont été invités, il faut sympathiser avec le jeune Loubo qui garde et gronde, protège son maître comme le bien le plus précieux. Puis franchir le seuil de ce royaume dont Alain Delon est désormais l’unique occupant.

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L'homme pressé prend son temps, explique, fait la visite. On entre par la cuisine. Des dizaines de casseroles en cuivre pendent du plafond, il y a quelques bouteilles de bons vins. Dans la salle de jeu, les flippers, la table de poker, les machines à sous et autres jeux d'arcade sont en sommeil depuis longtemps, presque ensevelis sous des piles de livres, de cadres photo, de collections de lunettes, d'objets hétéroclites liés à des tournages. Amoncellement ne veut pas dire désordre chez cet homme qui classe tout de sa vie. « C'est là que les enfants ont joué et ont grandi. Maintenant, plus personne ne vient ». Ses petits, comme tous les petits, se sont envolés. Nostalgie et regret du temps béni.

Dans l’ancienne salle de jeux des enfants, sa dernière acquisition : des photos de hyène et de loup. © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH
Dans l’ancienne salle de jeux des enfants, sa dernière acquisition : des photos de hyène et de loup. © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH

Un bureau exigu, encombré, un dédale de couloirs aux murs recouverts de photos. Alain Delon commente, désigne ceux qui ont disparu, chiens amis, être humains adorés. Il égrène aussi les bons moments vécus avec ceux qu’il a admirés, aimés. L’ombre du passé, des éclairs de bonheur. Quand il blague, quand il sourit, son visage s’illumine. On le revoit soleil au temps de sa splendeur. Dans la salle de projection, on imagine les bobines d’une filmographie hallucinante défiler. Alain Delon raconte, s’arrête, repart. Il montre tout avec la fierté de celui qui a construit un univers hors norme, de la piscine intérieure couverte jusqu’à la salle de sport voulue par Rosalie. Au sol, totalement incongru dans ce décor, une maquette longue de deux mètres du « Colbert », le célèbre croiseur de la marine française des années 1930. L’acteur fonctionne au coup de cœur.

Son bureau, pas d’ordinateur, mais des souvenirs. «Alain Delon est la Bibliothèque nationale de sa vie» disait Jean Cau. © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH
Son bureau, pas d’ordinateur, mais des souvenirs. «Alain Delon est la Bibliothèque nationale de sa vie» disait Jean Cau. © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH
Un jour, cette pièce lui servira de chapelle ardente. Il s’est offert ce lit tapissé de cuir avec son premier cachet. © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH
Un jour, cette pièce lui servira de chapelle ardente. Il s’est offert ce lit tapissé de cuir avec son premier cachet. © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH

Il veut tout montrer, encore et encore. Il faut sortir maintenant, malgré le froid. Traverser le jardin, passer devant la maison avec la seconde piscine qu'il a fait construire pour sa fille Anouchka, longer l'étang et sa plage de sable, aménagée jadis pour les gamins, avant d'arriver au cimetière de ses 50  chiens, frères et sœurs d'amitié. Les noms sont gravés sur des pierres plates, les tombes sont regroupées par carrés, les couples reposent ensemble pour l'éternité, les trois derniers chiens ont une place privilégiée de l'autre côté de la chapelle. Elle sera la dernière demeure d'Alain Delon, tout près d'eux, quand la mort viendra. Le visage s'est durci, l'émotion le submerge, la voix se trouble. « Vous voulez entrer dans la chapelle ? » Un autel et des chaises, des bougies, des dalles, emplacements mortuaires pour six personnes. Le sien est derrière l'autel.

Il avait 60 ans quand il a fait construire cette chapelle où il sera enterré. «Je n’ai absolument pas peur de la mort». © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH
Il avait 60 ans quand il a fait construire cette chapelle où il sera enterré. «Je n’ai absolument pas peur de la mort». © VLADA KRASSILNIKOVA/PARIS MATCH

« Voilà, ma tombe sera là. Les autres feront ce qu'ils voudront. Maintenant, venez, je vais vous montrer un endroit où personne n'est jamais venu ». C'est une petite maison à quelques pas. Très simple. Un salon aux dimensions réduites, une salle de bains, et surtout, une pièce crépie dans laquelle trône un lit de cuir noir qu'il confie avoir acheté avec son premier cachet d'acteur. Sur la table de nuit, une photo avec sa fille Anouchka. « C'est là que mon corps sera exposé pour qu'une quinzaine de personnes, pas plus, viennent se recueillir ». Tout est prêt, donc. Il devine le choc que cette découverte occasionne. Précise : « J'organise ». Il ne pleurniche pas sur son sort. Jamais. C'est Delon. Après lui, il ne sait pas ce que deviendra cette propriété chérie depuis plus de quarante-cinq ans, cette maison du bonheur qui a résonné de mille rires. Pour l'instant, donc, il maîtrise. Comme il l'a toujours fait.

guillement

Même quand je vivais avec une femme, quand j'aimais une femme, je me sentais seul.

Le temps vire au sombre. À regret, il va falloir quitter Douchy, le domaine refuge, la maison musée où tout témoigne d'une existence extraordinaire et foisonnante. « Il est à lui-même la Bibliothèque nationale de sa vie, écrivait dans Paris Match son ami Jean Cau, et tout y est classé. En ordre. Même les désordres ». Se souvenir des belles choses. Et des autres. Le temps d'avant, celui qui fait son œuvre et le laisse survivant, se remémorant tous ceux qui sont partis. Vivre avec hier, mais pas que. Le présent n'est pas absent de ses rêveries.

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Alain Delon aimerait remonter sur scène pour retrouver le plaisir du lien jouissif et direct avec ce public qui lui manque. Son charisme est intact. Il paraît indestructible. À la fin de la visite, le coup de froid semble presque oublié. Il affirme, les yeux brillants de plaisir, qu'il tournera, aux beaux jours, le film de Patrice Leconte avec Juliette Binoche. En novembre, il a fêté ses 82  ans et ses 60  ans de carrière débutée par un long-métrage au titre prémonitoire : Quand la femme s'en mêle. Les femmes lui ont tout apporté. Sa beauté, divine, l'a accompagné longtemps, sésame de tous les possibles. Dans le numéro hors-série que nous lui consacrons à l'occasion de ces deux anniversaires, il se confie dans un long entretien comme il ne l'a jamais fait. Et puis, ses enfants, Anthony, Anouchka, Alain-Fabien, et celle qui a été sa seule épouse, Nathalie, dessinent son portrait. Intime, étonnant. Delon le fort et le fragile. La carrière d'un géant, mais aussi une vie d'homme marquée au fer rouge par la solitude. « Elle vient des larmes de la petite enfance. Je vis bien avec, j'en ai besoin. Et même quand je vivais avec une femme, quand j'aimais une femme, je me sentais seul ».

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Pour Anouchka et Alain-Fabien, j'ai l'âge d'être leur grand-père, alors c'est compliqué

Quand ses parents, Edith et Fabien, divorcent, il a 4  ans. Alain, bébé de l'amour, devient le gamin de l'entre-deux, celui qui dérange et se retrouve condamné au désert affectif. Famille d'accueil, pensions, Indochine. Une trajectoire forgée dans l'abandon et la rébellion. Il aurait pu être charcutier avec son beau-père et coureur cycliste, la première passion de sa vie. Il est devenu star. Puis père. Les deux statuts n'ont pas toujours été compatibles. « La célébrité isole, elle met de la distance avec tout le monde. Y compris avec ses enfants ». Il a tenté de ne pas reproduire les schémas, a quitté Romy, épousé Nathalie. Mme Delon, la seule. Pour la vie. Des liens très forts, aujourd'hui encore. « Nous nous aimions follement et il a été fou de joie d'avoir un fils », explique-t-elle. Anthony naît à Hollywood, Alain et Nathalie divorcent quand il a 4 ans. On n'échappe pas à ce qui nous construit.

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« Mon père a été le héros de mon enfance, raconte Anthony. La réalité se mélangeait à la fiction. C'est une différence majeure avec Alain-Fabien et Anouchka, qui ont eu un père déjà âgé. Quand j'ai vu "Borsalino", le soir même, Roch Siffredi était assis en face de moi. C'est presque dangereux… J'ai été confronté à un Delon en pleine puissance, en pleine force de l'âge et de sa beauté. Bien sûr que cela a été compliqué. Ce serait plus simple si j'avais 20  ans aujourd'hui ! Bon… j'ai quand même réussi à tourner 40 films et séries, à peu près la moitié de ce qu'il a fait. »

Alain et Delon. De l'un à l'autre. Nathalie précise : « Quand il parle de lui à la troisième personne, c'est toujours mal interprété. La vérité, c'est qu'il fait une distinction très nette entre l'acteur Delon et lui-même ». La star cache l'homme, l'éclipse un peu, beaucoup. S'il défend bec et ongles sa carrière d'acteur et de producteur, il doute qu'il ait pu être une figure paternelle de référence. « Ai-je été à la hauteur ? Je ne le crois pas. Pour Anouchka et Alain-Fabien, j'ai l'âge d'être leur grand-père, alors c'est compliqué ».

guillement

Celle qui m'a le plus aimé a été Mireille, et notre histoire a été merveilleuse. Elle me manque. Tout me manque chez elle.

Anouchka et Alain-Fabien. Fiers d'être des Delon, pourtant, et de rendre hommage à leur père. Des réminiscences d'une belle enfance, finalement. Anouchka se souvient : « "Le clan des Siciliens", nous l'avons bien regardé 15 000 fois ! Gabin, Lino, papa, ces trois acteurs réunis, ça m'éclatait ». Alain-Fabien poursuit : « Il passait au moment du générique, s'en allait pour revenir trois ou quatre fois pendant le film et nous demander si cela nous plaisait. On entendait ses chaussons qui glissaient… » Ils décrivent aussi la face intime d'une idole planétaire qui a fait 50  fois la couverture de Match. Alain-Fabien : « Quand il ne tournait pas, il aimait passer ses week-ends à donner des carottes aux chevaux et du pain aux canards. Il fallait le voir, le matin, prendre une casserole de pain mouillé et s'installer en plein champ dans sa robe de chambre trouée en attendant que les corbeaux arrivent. Et je me souviens de la fois où papa nous a accompagnés chez Disney. Alain Delon dans un Roller Coaster, c'était ouf ! » Anouchka conclut : « Il est un exemple de persévérance dans le travail. À une époque, il s'est débrouillé seul pour monter ses films. Je dis chapeau, ça me plaît. On l'a critiqué, mais il s'en est toujours foutu. Il est libre dans ce qu'il fait comme dans tout ce qu'il dit. Mon père c'est un peu Bruce Wayne, alias Batman ».

Delon le héros, Delon l'icône. En matière de bilan personnel, il avoue avoir tout fait par et pour les femmes. Elles l'ont adulé. « Peu d'hommes ont été aimés comme je l'ai été. Celle qui m'a le plus aimé a été Mireille, et notre histoire a été merveilleuse. Elle me manque. Tout me manque chez elle ». L'hypersensible, l'unique, le seul, au sens premier, est devenu un mythe qui traversera le temps. Son ego semble le propulser parfois au-delà des cieux. Dieu ? Il ne sait pas s'il y croit. La Vierge Marie, oui. Il lui parle, la questionne. « Elle m'apporte un soulagement, une compagnie que je n'ai pas, elle est toujours là. Elle m'écoute et me réconforte ». Comme si Alain Delon, symbole singulier de la masculinité terrestre, ne pouvait aujourd'hui encore trouver son salut qu'à travers les femmes, ses déesses.

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