Agressions envers la police et les services de secours : "il y a une assimilation entre les porteurs d’uniformes"
Policiers violentés, pompiers et ambulanciers pris pour cibles… Les actes de violence à leur encontre semblent se multiplier. Analyse d’une tendance qui gagne du terrain avecVincent Seron, professeur au département de criminologie de l’ULiège.
- Publié le 03-02-2023 à 08h33
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Un entretien avec Frédéric Loore
Paris Match. Ces dernières semaines, des agressions envers des policiers ont défrayé l'actualité, mais — et c'est plus surprenant — elles se sont également multipliées à l'encontre de pompiers et d'ambulanciers. Comment décrypter ce phénomène ?
Vincent Seron. Les deux catégories de victimes de ces agressions sont, selon moi, à distinguer. Les forces de l'ordre ont un rapport à la population un peu ambivalent, dans la mesure où elles agissent d'un côté pour aider et secourir et, de l'autre, pour réprimer. Ce double rôle permet davantage d'expliquer pourquoi, dans certaines circonstances et sans que ce soit aucunement justifiable, elles sont ciblées par des actes de violence. En revanche, pour ce qui concerne les services de secours, qu'il s'agisse des pompiers, des ambulanciers ou du corps médical en général, ils ne remplissent que des missions d'assistance aux citoyens. Il y a donc tout lieu de s'interroger sur les motifs de ce qui semble être une augmentation de l'agressivité à leur encontre. Tout d'abord, les actes de violence qui les visent sont parfois directement liés à une intervention policière.
C’est le cas, par exemple, lors de manifestations qui donnent lieu à une confrontation avec la police et dans lesquelles ils doivent porter secours. Dans le feu de l’action, il peut arriver qu’ils soient pris à partie en raison de leur assimilation aux forces de l’ordre. Ensuite, vous avez des situations d’urgence, accidents de la route, incendies ou autres, pour lesquelles l’aide des services de secours est requise ; or, une fois sur place, ils se font insulter ou agresser sans raison. Pour moi, il y a plusieurs paramètres qui permettent d’expliquer cela. Le premier repose sur le constat que, depuis quelques années déjà, on assiste à une perte du contrôle social et moral au sein de notre société. C’est-à-dire que les gens sont moins attentifs au respect de certaines règles. Cette perte concerne également le contrôle social informel, en ce sens que le regard des autres et des pairs, qui pouvait avoir un certain poids auparavant, pèse certainement moins aujourd’hui. Le deuxième paramètre se rapporte à la culture de l’immédiateté, qui crée chez certains le besoin d’une réponse instantanée et conforme à leurs attentes.
À partir de là, lors d’interventions des services de secours dans des situations où des individus sont stressés et sous pression, d’aucuns vont considérer que l’action des membres de ces services n’est pas assez rapide ou inappropriée et, parfois, recourir à la violence pour l’exprimer. Enfin, le dernier élément concerne l’assimilation entre les porteurs d’uniformes. Celui de la police est certes bien particulier, mais les pompiers et les ambulanciers sont eux aussi assimilés à l’État, au gouvernement. Or, la relation entre les citoyens et les autorités s’est fortement crispée, surtout dans le contexte actuel de crises multiples : sanitaire, économique, sociétale. Par conséquent, pour certaines personnes, s’attaquer à un service de secours, c’est s’attaquer à l’État et manifester son mécontentement vis-à-vis des pouvoirs publics.
Des individus qui ciblent délibérément des pompiers à l'aide de feux d'artifice, en dehors de toute situation de crise, ou d'autres qui s'en prennent à des policiers non pas pour les empêcher d'effectuer une arrestation dans un quartier sensible, mais en attaquant gratuitement un commissariat… Ne gravit-on pas là un palier supplémentaire dans la violence volontaire ?
Dans ces cas précis, oui, clairement. On se trouve là encore dans le registre de l'agression contre tout ce qui représente un symbole d'ordre. C'est la manifestation outrancière de mécontentements qui s'expriment dans la vie réelle, mais aussi et de plus en plus dans le monde virtuel, celui des réseaux sociaux, où la dynamique de contestation adopte un caractère très violent, même s'il s'agit surtout d'une violence verbale.
« Depuis quelques années déjà, on assiste à une perte du contrôle social et moral au sein de notre société »
Les journalistes sont eux aussi plus fréquemment pris à partie. Parce qu'on les associe également au pouvoir, dont certains pensent qu'ils seraient les complices ?
Absolument : c'est toute la rhétorique des complotistes qui dénoncent les médias généralistes comme étant les porte-parole d'une vérité mensongère. C'est d'ailleurs tout le paradoxe des attaques dirigées contre des institutions qui, en principe, sont porteuses de liberté. La police, par exemple, a été créée originellement pour garantir les libertés citoyennes. De même, les services de secours ont vocation à venir en aide à tout un chacun sans aucune discrimination. Et puis, avant les autres peut-être, la presse existe pour défendre la liberté.
Ces institutions, en effet garantes de liberté, sont-elles attaquées parce qu'aux yeux de certains elles ne remplissent plus cette fonction ?
Oui, c'est ça. On a vite fait aujourd'hui, suivant une logique à nouveau complotiste et restrictive, de dire que la police cadenasse les libertés citoyennes, que la presse vend du rêve et dissimule volontairement sous le tapis une série d'informations qu'elle devrait porter à la connaissance du grand public, ou encore que les services de secours n'assistent pas tout le monde de la même manière. On est face à une contestation de l'ensemble du système.

Ce qui interpelle, n'est-ce pas le fait que cette contestation de ce qui s'apparente dans l'esprit d'une partie du public à l'ordre établi, laquelle se cantonnait autrefois à certains lieux et à certains profils, tend désormais à s'élargir au point qu'une population de plus en plus diversifiée finit par légitimer la violence à l'égard des institutions ?
Il y a un premier aspect qui est lié à la quantification du phénomène. L'ampleur qu'il semble prendre demeure tout de même difficile à évaluer, car on ne dispose pas d'énormément de statistiques fiables en la matière. En outre, il doit exister des chiffres noirs, ceux des agressions physiques ou verbales qui ne sont ni dénoncées, ni répertoriées. On sait que parmi les policiers et les membres des services de secours victimes d'un acte de violence, tous ne portent pas plainte, considérant que c'est inutile. Pour ce qui concerne la police fédérale, on a certaines données chiffrées. De même pour le personnel des services de secours, sur la base d'une étude réalisée l'an dernier par l'Institut Vias, relative aux agressions qu'il subit. Dans les deux cas, il apparaît que le phénomène s'amplifie, mais on ne perçoit pas encore très bien dans quelle proportion. Le second aspect se rapporte à la diversification des personnes qui commettent ces agressions, tant physiques que verbales. Il s'avère, ainsi que vous l'indiquez, que la contestation à l'égard de tout ce qui symbolise l'autorité n'est plus culturellement ancrée. C'est-à-dire qu'elle n'est plus strictement liée à certains milieux, mais elle se manifeste au sein d'une population plus large. C'est très frappant sur les médias sociaux où cet esprit contestataire se répand et vise les services de l'État en général, même si la police demeure la plus critiquée.
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Quelles peuvent être les solutions pour faire baisser le niveau de violence envers les services de police et de secours ? D'aucuns préconisent le recours à des peines de prison limitées. Qu'en pensez-vous ?
On ne va pas vers cela en Belgique à l'heure actuelle. D'abord, il faut tenir compte des situations. Une agression commise délibérément par un individu contre un policier, ce n'est pas la même chose qu'une perte de contrôle de soi dans le chef de quelqu'un qui, en état de stress important, s'en prend à un membre d'un service médical, même si ce n'est pas justifiable pour autant. Quoi qu'il en soit, s'agissant de la prison, elle ne constitue pas une réponse adaptée à ce type de comportement. D'une part, parce qu'on sait qu'elle est généralement très peu dissuasive et, d'autre part, parce qu'elle n'engendre pas une prise de conscience réelle par la suite. Ça ne signifie toutefois pas qu'on doive laisser les choses en l'état.
Je suis partisan de sanctions qui permettent de sensibiliser les auteurs à la gravité et aux conséquences de leurs actes de violence. Par exemple, en les condamnant à des peines de travail à effectuer au sein de structures hospitalières ou dans des services de secours, de sorte qu’ils se confrontent à la réalité de ces métiers et à la difficulté de mener des interventions. En tout état de cause, il faut une réponse effective, sans quoi on court le risque de cultiver une culture de l’impunité. Mais j’insiste, la sanction seule ne suffit pas.
La sensibilisation des personnes qui se livrent à des agressions contre des policiers ou des pompiers est indispensable. Elles doivent prendre la pleine mesure de ce qu’elles font et garder à l’esprit que tous, y compris elles-mêmes, sont susceptibles de devoir faire appel un jour à ces services.
On dit que pour être respecté, il faut être respectable. La France a été le théâtre de sérieux dérapages en matière de violence policière durant la campagne des gilets jaunes. En Belgique, l'actualité récente a mis au jour des faits de corruption grave au sein des parlements wallon et européen. Régulièrement, des responsables politiques de premier plan se retrouvent empêtrés dans des affaires judiciaires. Tout cela donne-t-il des gages à ceux qui vilipendent les autorités et est-il de nature à légitimer, à leurs yeux s'entend, les passages à l'acte ?
Le lien direct entre certains passages à l'acte et les faits que vous relatez, impliquant des représentants de l'autorité, est extrêmement difficile à démontrer. Ceci étant dit, on peut quand même considérer qu'il s'agit d'un facteur aggravant. Car des personnes investies de l'autorité de l'État qui se conduisent mal, cela provoque de la défiance chez les citoyens et, par effet boule de neige, une perte de confiance dans les services publics. Le tout étant à resituer dans un contexte plus global de confrontations à répétition sur une période finalement assez courte au cours de laquelle on a vu se succéder le mouvement des gilets jaunes, la pandémie de Covid et maintenant la crise économique et sociale. Mis bout à bout, ces événements conflictuels ont accru les tensions et révélé certains comportements.