Pensions trop basses, maisons de retraite trop chères... La révolte des vieux
Les « vieux » d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier. Bien informés, hyperconnectés, les papys et mamys 2.0 ne se retirent plus du monde comme le faisaient leurs aïeux. Et s’ils s’assemblent, ce n’est plus seulement pour rester entre eux à battre les cartes. Militants, citoyens engagés, ces « vieux » se battent pour eux mais plus encore pour les jeunes, comprenez les vieux de demain. Ils réclament une pension universelle de 1 600 euros net, des maisons de repos financièrement accessibles et mieux contrôlées, la possibilité de jouir d’une retraite épanouissante. Blessés dans leur dignité, ils sont en colère contre un système qui ne leur rend pas ce qu’ils lui ont donné, une longue vie de labeur durant.
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- Publié le 27-01-2020 à 14h12
- Mis à jour le 27-01-2020 à 23h25
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A croire certains magazines qui leur sont dédiés, à voir des publicités qui nous les montrent grisonnants mais souriants, retraités mais hyperactifs, souvent encore sportifs et globe-trotters, les vieux d'aujourd'hui sont heureux et en pleine forme. Dans de récentes confessions sur papier glacé, l'essayiste français Pascal Bruckner clamait avec un enthousiasme non feint la prétendue nouvelle devise de l'époque : « Liberté, activité, longévité ! » Il l'explicitait en ces termes : « Grâce aux progrès de la science et de la médecine, nous disposons d'un "bonus" de vingt ans, entre 50 et 70 ans, qui reste l'âge de tous les possibles. » Ces vieux « idéaux » dont on nous entretient existent certainement : ils sont à l'aise financièrement, ont eu une vie professionnelle épanouissante, un métier point trop pénible, ils ont bénéficié d'une situation familiale stable, sans divorce, sans burn out, sans bore out, sans harcèlement et en échappant à tous les autres maux de l'époque. Bien sûr, ils n'ont jamais été chômeurs. Et pour ceux qui furent indépendants, les affaires ont été bonnes. En bref, qu'ils viennent du hasard ou d'ailleurs, les malheurs les ont épargnés. Ou, mieux encore, comme le dit un proverbe presque culpabilisant qui a une allure de slogan, « ce qui ne les pas tués les a rendus plus forts ». Tant sur le plan physique que mental, leur santé est excellente. Sans doute n'ont-ils point trop bu ou fumé. Ils sont propriétaires de leur logement et, toute leur vie, ils ont pu économiser. Cela leur permet de vivre leur dernière tranche de vie dans le confort.
Mais à côté de ceux pour qui la vie est un long fleuve tranquille, il y a tous les autres. Et ils sont très nombreux. Selon une estimation d'Eneo, le mouvement social des aînés, une personne de plus de 65 ans sur trois vit en-dessous du seuil de pauvreté en Belgique. « On en a assez des discours qui font mine d'ignorer cette réalité. Quand l'actuel ministre des Pensions parle des vieux, il évoque Jane Fonda, comme si nous étions tous bien portants et aisés. Mais nous ne sommes pas tous des Jane Fonda. C'est insupportable ! » s'indigne Michel Huisman. Cet homme de 75 ans est un vieux en colère. Son ire a pris forme lors d'un repas entre amis : « On était content d'être ensemble et on rigolait bien. Et puis l'un d'entre nous a jeté un froid : "Vous savez, moi je n'ai que 600 euros de pension." Bien sûr, son revenu est complété par une allocation sociale, la Grapa (garantie de revenus aux personnes âgées), qui permet d'atteindre les 1 200 euros, mais c'est bien peu pour un isolé. Surtout quand il y a encore un loyer à payer, des frais médicaux. C'est trop peu quand on doit envisager d'aller dans une maison de retraite, où le prix d'entrée minimum est de 1 500 euros. Ne parlons même pas du privé : je vous parle ici du secteur public qui, par ailleurs, n'offre pas assez de places. Bref, cette soirée-là fut finalement consacrée à une grande discussion sur la place des vieux dans la société, sur les pensions trop basses et les maisons de retraite trop chères. Nous sommes arrivés à la conclusion qu'il fallait se bouger. Car le silence entretient l'injustice. Tout passe, si on ne dit rien. Alors, on a décidé de se faire entendre et on ne lâchera pas l'affaire ! »

Michel, 75 ans : « Quand les gens vieillissent, il arrive un moment où ils n’en ont plus rien à f… il y a une espèce de force chez les vieux car ils n’ont plus grand-chose à perdre »
Ainsi est né, en janvier 2018, un étonnant « Gang des Vieux en colère ». Le nom donne déjà la tonalité. « Nous sommes non violents et nous manifestons avec humour. Parfois, on se déguise pour appuyer nos revendications », complète Danny Degrave, une « gangster » bruxelloise âgée de 75 ans. Pour autant, les responsables politiques auraient bien tort de prendre ces révoltés pour des rigolos. En deux ans d'existence, le Gang revendique déjà plus de 11 000 membres et sympathisants. Il multiplie les réunions de travail, les interpellations et les prises de position. Il a sa page Facebook, son site internet, ses réseaux dans la presse et dans le monde de la culture. Inattendus et diablement efficaces, ces « gangsters » sont aussi très déterminés. « Quand les gens vieillissent, il arrive un moment où ils n'en ont plus rien à f… Il y a une espèce de force chez les vieux car ils n'ont plus grand-chose à perdre. Il n'y a plus de plan carrière ! On va me mettre à la porte alors que je suis déjà aux portes de l'enfer… ou du paradis ? » ironise Michel Huisman. Ce « gangster » souligne la « capacité de rébellion inouïe des vieux » : « Ils sont intouchables. On ne peut pas pousser les vieux au risque de leur casser les os. Les policiers le savent. Ils ne nous molestent pas quand on manifeste. Et nous, on leur offre des fleurs. C'est le "flower power" des vieux en colère, un héritage de 1968. »
Ces vieux en colère offrent des fleurs, mais parfois aussi des couronnes. Comme en mai 2019, lorsqu'ils organisèrent les funérailles de la sécurité sociale devant le Parlement européen à Bruxelles. Ils chantent aussi. « On nous l'avait tout dit-promis, une jolie petite pension… » (air connu). Comme au début de ce mois de janvier, quand ils envahirent par surprise une maison de repos en Région bruxelloise. Ce jour-là, la porte leur avait été ouverte par un résident, Jacques Raket (73 ans), lui-même membre du Gang ; très mobilisé, alors qu'on vient de lui enlever un demi-poumon et qu'il se déplace difficilement. Il dit : « Personnellement, je ne me plains pas de mon sort, le lieu où je vis est bien géré. Mais à deux pas d'ici, dans un home privé, je sais que les gens souffrent. Un jour, j'ai raccompagné une connaissance dans cet endroit où ce malheureux paie un loyer bien plus cher que dans mon home public. Jamais, je ne voudrais être abandonné dans un tel mouroir, où vous n'êtes plus traité comme une personne. » Cela l'amène à souligner l'un des principes fondateurs du Gang, l'altruisme : « Ma situation n'est pas la pire, mais je me mobilise pour les autres. Trop de vieux vivent des situations inacceptables dans ce pays. »

Paul, 65 ans : « Comment assurera-t-on des conditions de vie acceptables pour ces vieux qui seront encore plus nombreux demain qu’aujourd’hui ? »
« Moi, je dirais qu'on se mobilise surtout pour les jeunes ! » complète Paul Lhoir (65 ans). Ce « gangster », qui travailla autrefois dans la coopération au développement, précise : « C'est le même scénario que celui du climat. On voit venir la catastrophe. Qu'auront les pensionnés de demain ? Les "ubérisés", ceux qui auront été mis au chômage par la robotisation de nombreux métiers ? Comment ceux qui nous suivent arriveront- ils à faire une carrière complète ? Tous les signaux sont au rouge, il faut urgemment une grande concertation sociale sur l'avenir des pensions. Par exemple, il faut ouvrir enfin le débat sur la taxation des robots. A la caisse d'un magasin ou dans n'importe quelle autre fonction, un robot remplace une ou plusieurs personnes, soit des travailleurs qui payaient des cotisations sociales. En lien avec ces boulots, l'employeur payait aussi des cotisations qui permettaient de nourrir le budget de la sécu. Mais le robot n'enrichit que son propriétaire tout en appauvrissant la sécurité sociale. Si ces machines nous libèrent de certaines tâches, tant mieux, mais à la condition de ne pas mettre en péril la collectivité. »
Montant dans les tours, Michel Huisman tempête : « On a fait des enfants parce qu'on croyait en un monde en progrès qui, forcément, ne pourrait que s'améliorer. Aujourd'hui, on voit venir la catastrophe, telle la première vague d'un tsunami : si on se laisse faire, nos enfants vont se trouver dans des homes où on les laissera dans leur lit avec une seule couche pour limiter les effets de l'incontinence. Pardonnez- moi ces mots, mais les laissera-t-on crever dans leur m… s'ils ne font pas partie de la frange la plus riche de la société ? D'autres devront- ils faire les poubelles ? Il faut que notre société se livre à une grande introspection collective : pourquoi met-on les vieux au rebut ? Comment assurera-t-on des conditions de vie acceptables pour ces vieux, qui seront encore plus nombreux demain qu'aujourd'hui ? »
Les revendications sont légion, leur capacité de proposition est impressionnante. Impossible d'être exhaustif, tout se trouve sur le net. En tête de liste, il y a le maintien du système de pension par répartition. Pol Buisseret (73 ans), un membre liégeois du Gang, dénonce « la tentation de certains partis de vouloir créer une pension à points qui placera les retraités de demain dans une situation de totale insécurité ». Il s'interroge : « Les gens se rendent-ils compte que les points pourraient varier non seulement en fonction du nombre de jours travaillés, mais aussi au regard de l'état du budget et des performances de l'économie ? Même si cela ne fera pas plaisir à l'important lobby des assurances, nous rejetons aussi toute dérive vers un système de pension individuelle et privée. Le droit à une pension se trouve dans la Constitution. Il doit être garanti par l'Etat. Son montant doit être décent. »
A savoir ? Michel Huisman affiche l'ambition du gang : « Nous voulons un "minimum de pension de retraite universel" de 1 600 euros net, indexé annuellement sur le coût de la vie et lié au bien-être. Que l'on soit femme ou homme. Sans nécessité d'être arrivé à cette "carrière complète", qui est devenue un seuil difficilement accessible pour beaucoup de gens. Nous voulons cette augmentation dès qu'il y aura un nouveau gouvernement. Des politiques ont parlé d'une augmentation à 1 500 euros, mais nous nous méfions des effets d'annonce. Certains parlent de brut plutôt que net. D'autres évoquent une effectivité de la mesure en 2024, ce qui revient à ne pas promettre grand-chose : 1 500 euros valeur 2024, ce sera l'équivalent de 1 320 euros valeur 2020. »

Françoise, 67 ans : « Cette augmentation que le gouvernement accorderait aux pensionnés, elle servirait essentiellement à faire tourner l’économie »
Eneo, le mouvement social des aînés, revendique, lui aussi, une augmentation des pensions. Selon Philippe Andrianne, son secrétaire politique, « il est non seulement nécessaire mais urgent d'arriver à un montant de base de 1 500 euros ». Pour lui aussi, « il devrait s'agir d'un montant net, pas de brut ! » Faisable ? La mesure coûterait 3 milliards, soit la moitié du tax shift réalisé par l'ex-majorité suédoise. Eneo précise cependant qu'un tel effort ne devrait pas être fait « sur le dos d'autres branches de la sécu ». Et à l'unisson avec le Gang, Andrianne prévient : « Une revalorisation qui ne concernerait que les carrières pleines serait largement insuffisante. Qui a encore 45 ans de carrière à l'heure actuelle, notamment au regard de la durée des études ? Dans un tel scénario, il y aurait encore beaucoup de pensions en-dessous du seuil de pauvreté. On peut principalement penser aux femmes, qui ont souvent des carrières incomplètes. » « L'Etat est un peu stupide. Au lieu de nous massacrer, il aurait beaucoup à gagner en nous donnant un petit peu de pouvoir d'achat », estime Françoise Michiels (67 ans), une « gangster » bruxelloise qui survit avec 1 277 euros par mois. Elle ajoute : « Si j'avais un tout petit plus, ce ne serait évidemment pas pour épargner mais pour vivre un peu plus décemment. En d'autres termes, cette augmentation que le gouvernement accorderait aux pensionnés, elle servirait essentiellement à faire tourner l'économie. »
Dans le cahier de doléances des vieux, il n'est pas question que d'argent. On y parle aussi de dignité, de respect, du bien-être minimal qu'on est en droit d'espérer alors qu'on a entamé le dernier bout du chemin. Mirko Popovitch (71 ans) relaie l'idée de créer un « délégué aux droits des seniors » : « Cette société a connu une évolution au cours des dernières décennies en termes de protection de la jeunesse. C'est fort bien, c'est essentiel de protéger les enfants. Il faut continuer. Mais pourquoi ne pas aussi mettre en œuvre une véritable "protection de la vieillesse" ? A notre corps défendant, nous devenons plus fragiles avec le temps. Trop de gens font l'objet de maltraitance, et pas seulement dans les homes. » Dans cet esprit, le Gang des Vieux en colère verrait d'un bon œil la création d'un numéro vert, un service « vigilance senior » pour faciliter les demandes d'aide et de soutien.
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Mirko, 71 ans : « Les vieux se documentent, ils connaissent les données de l’équation : il faut 3 milliards pour revaloriser les pensions »
Il est question de dignité encore quand les vieux dénoncent « l'aliénation liée à la Grapa ». Pol Buisseret connait bien cette question. Il est lui-même bénéficiaire de cette allocation, qui complète ses 900 euros de pension couronnant quatre décennies de travail qui comportèrent malheureusement quelques chausse-trappes : une affaire d'import-export qui périclita, un divorce, un licenciement vers la fin de la cinquantaine, la dèche qui vous tombe dessus comme une drache inattendue. « Avec la Grapa, j'arrive à 1 210 euros, mais je m'en sors parce que j'ai un petit loyer de 421 euros », », explique- t-il. « Mais ce qui est blessant, c'est d'avoir l'impression de vivre avec un bracelet électronique. Depuis le 1er juillet 2019, on ne peut plus quitter le pays pendant plus de 29 jours et, sur le territoire belge, lorsqu'on se déplace pour plus de 21 jours, on doit le signaler pour permettre un contrôle sur le lieu de résidence. Le facteur peut passer à tout moment pour constater une présence effective. Il peut y avoir des sanctions en termes de privations d'aides. C'est un peu comme si on était en liberté surveillée, presque fautifs d'être dans le besoin. » Le Gang des Vieux en colère voudrait que cette Grapa n'ait plus de raison d'être, par l'instauration du minimum de pension universelle à 1 600 euros.
« Avant les élections, on a rencontré la plupart des présidents de parti. Ils nous ont fait des déclarations qui rejoignaient nos revendications. On attend de voir ce qu'il en restera en cas d'accord de gouvernement. On vivrait très mal que rien ne soit fait pour les vieux », explique Danny Degrave. Le sentiment est partagé par Mirko Popovitch, qui rappelle que « les vieux sont nombreux, plus de deux millions de personnes, cela fait des voix ». Il ajoute : « Désespérer les gens par ces temps de populisme, c'est un mauvais choix des responsables politiques. Il ne faudrait pas non plus abuser les aînés par des tours de passe-passe. Les vieux se documentent, ils connaissent les données de l'équation : il faut 3 milliards pour revaloriser les pensions, c'est nettement moins que ce qu'on fait en termes de cadeaux fiscaux aux multinationales en Belgique. Sans parler de ce qu'on pourrait aller chercher en luttant mieux contre la grande fraude fiscale, qui se chiffre en milliards d'euros. »

Trop de témoignages de maltraitances
Au début du mois de janvier, déguisés en rois mages, les gangsters aux cheveux gris ont envahi la résidence « Le Tilleul » à Saint-Gilles, une commune bruxelloise. Il ne s'agissait pas de dénoncer la situation dans ce lieu précis où réside l'un des membres du collectif, mais d'attirer l'attention sur la problématique générale des maisons de retraite. « Personne n'a envie d'aller vivre dans ce genre d'endroit. A tout le moins, chacun voudrait n'y aller qu'en dernier recours, en cas de forte dépendance. Il faut donc renforcer substantiellement toutes les aides à domicile, toutes les initiatives de solidarité intergénérationnelles permettant aux personnes de rester autonomes », explique Michel Huisman. Trop de témoignages de maltraitances remontent jusqu'aux membres du Gang. Plus dans le privé que dans le public, d'ailleurs.
« C'est une collection d'horreurs ! » continue Michel Huisman. « Bien sûr, si, dans certains établissements, il est fait état d'excellents services rendus à la personne par le personnel soignant, ce n'est pas partout pareil. Dans certains endroits, les techniques de "lean management" contraignent trop souvent à pratiquer des actes médicaux et infirmiers dévastateurs, à l'administration massive de neuroleptiques, à des actes malveillants comme la destruction de prothèses (lunettes, dentiers, appareils auditifs), des négligences, des humiliations, des grossièretés, des brutalités. Certains souffrent d'isolement, d'autres subissent une contention physique et chimique. Il y a aussi des problèmes liés à l'absence d'hygiène, à des carences alimentaires, au refus de traiter des douleurs et des maladies. Les institutions en défaut sont souvent les mêmes qui pratiquent l'opacité vis-à-vis des proches. C'est là le résultat conjoint du sous-effectif flagrant de personnel soignant et d'un phénomène trop fréquent, la non-qualification des aides-soignants. Plus généralement, cette situation est liée à la marchandisation de la fin de vie. Il faut une prise de conscience. Il y a eu trop de silences et de non-dits : au XXIe siècle, en Belgique, des vieilles femmes, de vieux hommes sont victimes de mauvais traitements, assimilables à de la torture, parce qu'ils sont méprisés et considérés hors service par certaines directions d'établissements gériatriques qui ne visent que le profit. » Sur son site, le collectif donne plusieurs pistes pour mieux contrôler ce qui se passe vraiment dans certaines maisons de retraites…