Trafic d'art et terrorisme : L'enquête de Paris Match rebondit en Espagne
Un antiquaire espagnol bien connu du marché de l’art bruxellois a été arrêté pour sa participation présumée à un vaste trafic international.
Publié le 29-03-2018 à 19h16 - Mis à jour le 29-03-2018 à 19h32
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La presse espagnole spécialisée le surnomme «l'enfant prodige des arts anciens». Jaume Bagot, 31 ans, est le propriétaire d'une galerie réputée internationalement, ouverte en 2005 à Barcelone et spécialisée dans le négoce d'objets d'art ancien issus des civilisations grecque, étrusque, romaine et égyptienne. Ce mercredi 28 mars, l'antiquaire a été arrêté en compagnie d'un complice présumé, au cours d'une vaste opération de la police ibérique visant un trafic d'antiquités volées sur des sites archéologiques libyens, pillés par l'organisation terroriste État islamique (E.I.) et d'autres groupes armés.
Le ministère de l’Intérieur espagnol présente Jaume Bagot comme le dirigeant d’un réseau international par lequel transitaient quantité d’œuvres d’art antiques destinées à la revente. Le coup de filet a permis la saisie de nombreuses pièces (mosaïques, sarcophages, poteries) en provenance de sites situés en Cyrénaïque – autrefois province romaine de l’est de la Libye où se trouve l’ancienne cité grecque de Cyrène, «l’Athènes de l’Afrique» – ainsi qu’en région Tripolitaine (au nord du pays). Des objets d’origine égyptienne figurent également parmi la saisie.
L'antiquaire et son associé ont été tous deux appréhendés pour «participation au délit de financement du terrorisme, appartenance à une organisation criminelle, recel de contrebande et usage de faux». Selon le responsable de la brigade «patrimoine historique» de la police, Fernando Porcel, cité par la radio Cadena SER, la filière Bagot empruntait diverses routes de contrebande pour mieux brouiller les pistes. Convoyés par terre et mer, les objets étaient expédiés via l'Égypte et la Jordanie aux Émirats arabes unis, avant de revenir en Catalogne après un passage par l'Allemagne. Certains auraient même été acheminés depuis la Thaïlande. Autant de détours supposés masquer l'origine illicite des pièces en escamotant les documents d'importation et les factures d'achat.

Démasqué par un étudiant français
Trois ans d’investigation ont été nécessaires pour aboutir au démantèlement de ce que les autorités judiciaires espagnoles considèrent comme un véritable trafic spécifiquement destiné au financement du terrorisme islamiste. Le cocasse de l’affaire, c’est que c’est un jeune chercheur français, étudiant en archéologie, qui a prêté main forte aux enquêteurs afin d’établir le lien entre les antiquités spoliées et les deux marchands barcelonais.
Quoi qu'il en soit, Cadena SER indique que l'enquête trouve en partie son origine dans une collaboration entre les polices italiennes et espagnoles au sujet d'un sarcophage égyptien détenu illégalement par Jaume Bagot et qui se serait retrouvé à la vente en Belgique. Paris Match est en mesure de confirmer cette information puisque nous avions révélé les dessous de cette affaire en novembre dernier. Ce sarcophage, ainsi qu'une statuette en pierre et une barbe postiche, avaient été volés puis sortis en fraude d'Egypte en décembre 2015. Signalés par les carabiniers italiens à leurs homologues espagnols, les objets avaient finalement été saisis en octobre 2016 chez un antiquaire du Sablon: la galerie Harmakhis. «Je les conserve en dépôt pour mon confrère espagnol Jaume Bagot, je n'ai pas de certificat de provenance». Voilà en substance ce qu'avait répondu le galeriste aux membres de la direction de la recherche locale de la police de Bruxelles, venus procéder en ses locaux à la saisie des objets et l'interroger au sujet de leur origine.
Spécialiste reconnu en art de l'antiquité classique et égyptienne, membre de plusieurs associations professionnelles prestigieuses (Chambre Royale des Antiquaires, International Association of Dealers in Ancien Art), le propriétaire d'Harmakhis n'avait souhaité répondre à aucune de nos questions. Si ce n'est, s'agissant du dépôt chez lui de biens détenus pour autrui : « La mise en consignation de biens neufs ou d'occasion destinés à être vendus, est un des piliers mêmes du commerce, quel qu'il soit, à tous les niveaux, et le marché de l'art n'y fait pas exception». Son partenaire espagnol n'avait pas davantage donné suite à nos sollicitations. Un dossier avait cependant été ouvert au Parquet de Bruxelles (Numéro de notice BR.68.LL.101942/2016) pour suspicion de trafic d'art. Mais il avait été étonnamment classé sans suites.

Une mosaïque douteuse à la Brafa 2017
Habitué de la Brafa (Brussels art fair), la grande foire aux arts de Bruxelles, Jaume Bagot y tenait un stand en 2017 où il présentait des pièces dont on sait à présent qu'elles provenaient du trafic libyen, à savoir des portraits et des divinités cyrénaïques. En outre, Paris Match – en collaboration avec nos collègues de l'émission «Devoir d'Enquête» de la RTBF – , l'avait questionné au sujet de la vente douteuse d'une mosaïque romaine datée du 3e siècle après Jésus-Christ. Accrochée aux cimaises du stand de l'exposant, la mosaïque était vendue au prix de 85 000 euros. Selon l'antiquaire barcelonais, elle était sensée provenir d'une collection privée asiatique et aurait été auparavant acquise, à la fin des années 1960, par les frères Asfar, des galeristes libanais à la réputation sulfureuse.
Il y avait cependant tout lieu de douter de cette explication officielle. D’abord, parce que lorsque nous avions insisté pour en savoir davantage sur cette mystérieuse collection asiatique, l’exposant avait fini par admettre qu’il ne la connaissait pas, mais il avait ajouté qu’il pourrait obtenir toutes les informations voulues auprès de l’«antiquaire européen» auquel il disait avoir acheté la mosaïque. Un nouvel intermédiaire donc, venu soudain s’intercaler dans le parcours de l’objet. Pour avoir tous nos apaisements, il nous en aurait toutefois coûté 1 000 euros, disait-il, en guise d’avance et afin de confirmer notre intérêt pour la pièce.
Une autre raison de soupçonner une origine illicite de cette mosaïque existait selon Didier Viviers. Historien et archéologue, professeur à l'ULB, il a dirigé la mission archéologique belge d'Apamée, en Syrie. De passage à la dernière Brafa, il avait repéré l'objet sur le stand Bagot et, selon lui, on pouvait «émettre de sérieuses réserves quant à son authenticité». «Mais s'il est authentique», précisait-il, «la probabilité qu'il provienne d'un pillage est alors très élevée ». Et d'ajouter: «J'en veux notamment pour preuve le liseré tout autour de la mosaïque, qui indique que l'on a probablement taillé des panneaux dans un tapis à l'origine bien plus large, de façon à les vendre séparément et plus facilement». Un avis partagé par deux autres archéologues (un Allemand et un Français), également présents à la Brafa et que nous avions pu interroger à ce propos. Tous deux avaient tenu à demeurer anonymes, mais le second nous expliquait : « Un professionnel aurait à coup sûr extrait l'intégralité de la mosaïque et non pas simplement une petite partie. Sous réserve de son authenticité, ce que vous avez là résulte d'une fouille sauvage qui a endommagé l'ensemble. Ou alors, il s'agit d'une découpe volontaire destinée à masquer la provenance, car une mosaïque de grande taille et de qualité, présente depuis aussi longtemps sur le marché, serait fatalement connue».
Tout cela n'avait pas empêché «l'enfant prodige des arts anciens» d'être à nouveau présent à la Brafa 2018. Il est vrai que sur son son site Internet, il exprime son souci scrupuleux d'offrir aux amateurs des pièces authentifiées et acquises conformément «aux lois de protection du patrimoine national, étranger et de l'Unesco».