Les femmes photographes, ces hommes pas comme les autres
Pour son centenaire, Nikon met sur le marché le D850, un nouvel appareil photo haut de gamme. Une sortie annoncée par une équipe de 32 ambassadeurs, tous photographes professionnels, et basés en Asie, en Océanie, au Moyen-Orient ou en Afrique. Problème : pas une seule femme parmi les ambassadeurs choisis. Au delà de la maladresse marketing, un vrai malaise.
- Publié le 20-09-2017 à 15h45
- Mis à jour le 27-11-2019 à 16h11
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Lynsey Addario est une photographe de guerre américaine qui a immortalisé les conflits majeurs de ces dernières décennies, de l'Irak à l'Afghanistan en passant par la Sierra Leone et la Syrie. Récompensée d'un prestigieux prix Pulitzer, entre autres accolades pour son travail, celle qui s'adonne à la photo pour «rendre justice à l'humanité» est également ambassadrice Nikon. Ce qui n'a pas empêché le fabricant japonais de la snober pour sa dernière campagne, exclusivement masculine, suscitant l'indignation de la photojournaliste américaine mais aussi de nombreuses de ses consoeurs, qui ont dénoncé ce parti pris sexiste sur les réseaux.
Face au bad buzz, Nikon offre une explication peu convaincante : si les femmes sont absentes de la campagne, c'est parce que ces dernières n'auraient pas répondu à l'appel. En effet, selon le fabricant japonais : «Nous apprécions le support de notre communauté de photographes pour promouvoir une meilleure participation des femmes. Cette rencontre a été organisée pour partager nos dernières innovations avec notre communauté que nous respectons et apprécions. Malheureusement, les femmes photographes que nous avions invitées n'étaient pas disponibles, et nous reconnaissons que nous ne nous sommes pas assez concentrés sur ce point. Nous tenons à remercier notre communauté pour avoir soulevé ce point et exiger de nous davantage de soutien pour le talent créatif de notre communauté de femmes photographes. Rendre possible la créativité de notre communauté est au cœur des valeurs de Nikon».

Milieu misogyne
Bien loin d'apaiser les esprits, uncommuniqué qui n'a fait qu'attiser les débats. Pour la photographe Monique Jaques,
ces excuses sont insuffisantes.Ils rejettent le blâme sur les femmes qu'ils ont contactées et qui n'ont pas pu venir, même s'ils ne veulent pas dire combien l'ont été -pas beaucoup, j'imagine. L'univers de la photographie est un univers misogyne.
Cachez ces femmes que leurs confrères masculins ne sauraient voir, bien qu’elles soient pourtant de plus en plus nombreuses à passer derrière l’objectif.
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Car si les mentalités sont à la traîne, la réalité du métier de photographe, elle, a bien changé. Fini, le temps où le métier ne se conjuguait qu’au masculin, et où les grands reportages et la couverture photographique des conflits dégageaient un parfum de danger et de testostérone. De Lynsey Addario àKitra Cahana en passant parCamille Lepage, les femmes se sont emparés du métier; sur les traces de Catherine Leroy, l’intrépide photographe française partie couvrir la guerre du Vietnam. Mais leur présence parmi les contingents principalement masculins de photographes reste conflictuelle.
«Dangereux pour une femme»
Caroline Thirion en sait quelque chose. Après un passage par le secteur culturel, cette diplômée de l'IHECS a choisi de se consacrer uniquement à la photographie, avec une préférence pour le Congo. Quand elle ne suit pas pendant quatre mois la Légion étrangère pour mettre en images la formation des légionnaires, elle s'immerge notamment dans le quotidien des bandes de jeunes délinquants de Kinshasa. Un choix qui laisse son entourage pantois : «je sais que certaines rédactions sont frileuses quand il s'agit d'envoyer des femmes journalistes sur les zones dangereuses, mais étant indépendante, j'ai la chance d'éviter ça. Par contre, quand je parle de mon métier, ça fait souvent réagir, et on me demande si ce n'est pas trop dangereux pour une femme».

Un avantage
Réponse : un «non» retentissant de la part de Caroline Thirion, qui rejoint ainsi le chorus des femmes photojournalistes qui en ont assez d'être prises pour des femmelettes. «Les moments stressants que j'ai pu vivre sur le terrain auraient été tout aussi stressants si j'avais été un homme. Bien sûr, il y a parfois la crainte d'un viol éventuel, mais ça ne m'empêche pas de faire mon travail». D'ailleurs,
Non seulement je n'ai jamais vu le fait d'être une femme photojournaliste comme un désavantage, mais je dirais même que c'est un avantage, et que ça m'a ouvert des portes sur des sujets plus sensibles.
N’en déplaise à ceux qui restent persuadés que la guerre est une affaire d’hommes.
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Ainsi que le dénonce Annabell Van Den Berghe, une photojournaliste basée à Bruxelles etpartie couvrir le conflit en Syrie, «malheureusement, en tant que femmes, nous ne bénéficions pas toujours du respect de nos collègues masculins, qu'il s'agisse de photographes, de traducteurs ou d'autres journalistes. Au-delà du danger, il n'y a rien de pire que de se trouver en zone de guerre avec quelqu'un qui se comporte de manière irrespectueuse et n'hésite pas à franchir les limites de la décence. Souvent, parce que je suis une femme, ces hommes me voient comme leur possession et croient qu'ils ont le droit de décider de mes actions».
Sous-estimées
Mais la guerre des sexes se poursuit-elle en dehors des zones de front ? Oui et non. Autodidacte passionnée exerçant la photographie à titre complémentaire, Lara Herbinia se décrit en souriant comme une «capteuse de vivants», ce qui la voit faire le grand écart entre portraits de politiques et photographies de concerts. «Dans le milieu de la photo musicale, il y a quelques femmes, mais 75% d'hommes quand même. Au début, quand une nouvelle rejoint le pool de photographes aux événements, ils sont très gentils avec elle, ils la prennent pour la petite rigolote d'office. C'est quand ils réalisent que les femmes peuvent être des concurrentes de taille que ça se gâte. Au début, en concert, ils me laissaient passer devant, mais maintenant, c'est fini», sourit Lara Herbinia. Et d'ajouter, espiègle, «heureusement, je suis grande».

Sexisme ordinaire
Et de la grandeur, il en faut parfois pour passer au-delà du sexisme ordinaire dont les femmes photographes font l'objet. «Je pense que la plupart ne se rendent même pas compte de ce qu'ils disent tant c'est rentré dans les moeurs, avancela photographe bruxelloise. Un objectif, ça a quelque chose de très phallique, alors forcément, quand je vais en reportage, chacun y va de sa petite blague…». Et si Lara Herbinia choisit de s'en amuser, le faux-pas de Nikon ne l'amuse pas. «C'est incroyable qu'ils n'aient pas choisi une seule femme parmi leurs ambassadeurs. Peut-être que ça dénote aussi de quelque chose d'autre, le fait que les femmes sont plus dans une recherche créative et n'ont pas besoin de la reconnaissance à tout prix…«.
Approches opposées
Quand il ne travaille pas dans un magasin d’articles dédiés à la photographie, Neele Wajnsztok passe avec plaisir derrière l’objectif. Et constate, tant dans l’action que dans le choix du matériel, une grande différence entre photographes masculins et féminins :
les femmes sont plus artistiques et ont une vision très créative, tandis que les hommes vont avoir plus tendance à être séduits par le côté technique. C'est dommage que le milieu reste si machiste, parce que ces deux approches sont finalement très complémentaires et apportent une grande richesse au travail.
Clichés sexistes
Une complémentarité qui n'est pas encore atteinte dans le métier. Dans une lettre ouverte, la photographe Chloé Vollmer-Lo dénonce : «l'inégalité et le sexisme se nichent dans l'écart entre ce qu'un homme peut se permettre face à une femme et ce qu'une femme peut se permettre face à un homme.
Ce qui me fatigue, ce sont ces situations tellement fréquentes où, en tant que photographe femme, je dois davantage faire mes preuves qu'un homme.Quand je travaille, je ne pense pas au fait que je suis une femme. Je suis photographe, c'est tout : ma fonction est d'immortaliser un évènement, de tirer le portrait d'une personne, de sublimer ce qui est en train de se passer. J'ai été engagée pour ma compétence en la matière et pour mon expérience. Je ne crois pas que celles-ci soient dépendantes de mon genre».